Français à Terre-Neuve
par Rompkey, Ronald
Les francophones représentent aujourd'hui une fraction minime de la population de Terre-Neuve-et-Labrador. Si les Français ont laissé plusieurs traces historiques sur ce territoire depuis le 16e siècle, aujourd'hui leur présence ressemble davantage à un espace imaginaire qu'elle ne traduit un enracinement concret. Ce lieu anthropologique s'apparente en quelque sorte à une communauté « fantôme », nourrie par de nombreux souvenirs, des échos culturels transmis par l'histoire et la littérature, ainsi que par la toponymie et quelques vestiges d'un passé presque disparu. Pourtant, cette présence française est connue, étudiée et même célébrée. Les fêtes commémoratives de 2004 ont d'ailleurs été l'occasion de raviver le patrimoine francophone de Terre-Neuve-et-Labrador.
Article available in English : French in Newfoundland
Les francophones d'hier et d'aujourd'hui
Dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador, environ 0,5 pour cent de la population est aujourd'hui francophone. Il s'agit donc d'une très petite minorité regroupée dans trois principales régions : la péninsule de Port-au-Port, Labrador City et la capitale St. John's. Les francophones de la péninsule de Port-au-Port vivent principalement dans la région de la baie Saint-Georges, au sud-ouest de l'île. Dans la péninsule d'Avalon, où se situe la région métropolitaine de St. John's, une communauté francophone plus diversifiée est composée d'Acadiens des autres provinces maritimes et de francophones venus du Québec et de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le Labrador compte également une population francophone, notamment dans les villes minières de Labrador City et de Wabush, situées tout près de la frontière du Québec. Mais ces membres actuels de la communauté francophone ne sont pas représentatifs de la longue histoire des Français sur l'île.
L'histoire et la littérature de Terre-Neuve et Labrador se sont presqu'exclusivement exprimées dans la perspective du discours impérial de la Grande-Bretagne. Mais il existe un autre discours, celui de la présence française, qui existait avant même l'arrivée de Jacques Cartier en 1534. Rappelons que ce territoire fut d'abord appelé Newfoundland par Giovanni Caboto (John Cabot) qui, parti de Bristol, en Angleterre, navigua vers l'ouest pour y accoster en 1497. La version française du nom apparut dès 1524, quand Giovanni da Verrazano employa le terme Terra Nova sur sa carte de 1529 (NOTE 1). Vers 1550, les ports de France envoyaient quelque 500 navires par année vers Terre-Neuve (NOTE 2). Par conséquent, le gouvernement français fonda une colonie royale à Plaisance (aujourd'hui Placentia) en 1655, au sud de l'île, pendant que St John's restait le centre des activités des Anglais. Les Français nommèrent aussi de nombreux endroits tout le long des côte ouest, nord et sud jusqu'à l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon. La toponymie de l'île a donc été partout marquée par la présence française.
Un patrimoine historique
L'île fut en guerre de 1660 jusqu'à la signature du traité d'Utrecht en 1713. Plaisance sera attaquée par les Anglais à deux reprises, en 1690 et 1692. Le premier raid, survenu le 25 février 1690, impliquait 45 corsaires anglais : il a été décrit par Pierre-François-Xavier de Charlevoix dans son Histoire et description de la Nouvelle-France (1744) (NOTE 3). L'attaque de 1692 a été rapportée par le baron de Lahontan, officier des troupes de la Marine française (NOTE 4). Du côté adverse, Pierre LeMoyne d'Iberville lança une expédition célèbre contre St. John's à partir de Plaisance pendant l'hiver 1696-1697. Arrivé discrètement à Plaisance, le commandant français mena ses troupes en raquettes à travers la presqu'île Avalon pour déferler sur les colonies anglaises de la côte est de Terre-Neuve, dévastant les installations, brûlant les chaloupes, vidant les entrepôts de morue et s'appropriant tout le bétail. Dans son Histoire, Charlevoix résume bien les circonstances de ce raid qui a beaucoup contribué à forger la réputation de d'Iberville en tant qu'intrépide commandant, ainsi que des Canadiens comme valeureux combattants dans des conditions hivernales (NOTE 5). C'est toutefois l'abbé Jean Baudoin, qui accompagnait d'Iberville à titre d'aumônier, qui nous a fourni les plus saisissantes descriptions du siège de Saint-Jean et des privations endurées par ses habitants et sa garnison (NOTE 6).
En dépit de ces conflits, la pêche se poursuivait pour les milliers de marins français engagés dans la grande pêche outremer, qui avaient besoin des rivages de Terre-Neuve pour sécher une bonne partie du poisson pêché sur le Grand Banc. Traditionnellement, ils s'embarquaient en mars de chaque année sur quatre à huit cents navires qui partaient des ports de Dieppe, Fécamp, Granville et Saint-Malo pour passer six mois sur les bancs de pêche. Mais ces Terra-Neuvas français n'ont laissé que peu de traces, sauf dans la toponymie, avec des noms normands et bretons qui existent encore de nos jours.
L'île de Terre-Neuve devint britannique en 1713 à la faveur du traité d'Utrecht. Dès lors, les pêcheurs français ne conservèrent que le droit de pêcher dans les eaux environnantes et de sécher la morue sur les côtes de Terre-Neuve, mais non celui d'y construire des établissements permanents. Leurs activités étaient limitées à la côte ouest de l'île (appelée précisément French Shore), alors que la France conservait l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon comme point de ravitaillement. Par la suite, des litiges nombreux sont survenus entre pêcheurs terre-neuviens et pêcheurs français lorsque ces derniers s'adonnaient à leurs activités sur la French Shore, ou « côte française ». Il fallut arbitrer ces conflits entre les pêcheurs jusqu'à l'Entente cordiale de 1904. Dans l'intérim, les droits des Français étaient protégés par la Division et la Station navale de Terre-Neuve (NOTE 7).
Les deux nations continuaient de pêcher la morue en appliquant les ententes passées, même si le traité d'Utrecht avait reconnu officiellement la souveraineté anglaise. La « côte française » s'étendait du cap Bonavista, au nord de l'île, jusqu'à la pointe Riche, sur la côte ouest. Entre ces points de la côte, les pêcheurs anglais étaient interdits de séjour. Le traité de Paris sanctionnerait de nouveau cet arrangement en 1763, exception faite du transfert par l'Angleterre des droits de la France seulement sur la côte ouest de Terre-Neuve, en 1783, et de leur suppression sur le littoral situé du cap Bonavista au cap Saint-Jean, à l'extrémité de la Péninsule nord de l'île. C'est ainsi que Terre-Neuve est devenue pour les Français un lieu d'occupation saisonnière.
Un patrimoine ethnologique et scientifique
Même si les Français n'ont souvent été que de passage sur l'île de Terre-Neuve, ils y élaborèrent, en quatre siècles de fréquentation, divers rituels, cérémonies et chansons, et produisirent quantité de récits de voyages et de romans sur la vie en mer sur le Grand Banc. Ainsi, dans ses Aventures (1738), Claude Le Beau décrit la cérémonie du Bonhomme Terre-Neuve, qui lui en rappelait une autre pratiquée au passage de l'Équateur. Il s'agissait d'un simulacre de baptême administré aux nouveaux venus sur le Grand Banc. Le commandant du navire faisait office de célébrant. Les néophytes devaient accepter de se faire immerger ou bien de payer une tournée d'alcool à leurs compagnons. Cette ancienne coutume était si fidèlement respectée, écrit Le Beau, « que je crois qu'ils renonceraient plus volontiers au baptême de l'Église » (NOTE 8). Constant Carpon, chirurgien de commerce qui faisait carrière de 1826 à 1865, décrit lui aussi une cérémonie liée à la pêche de la morue : la promenade triomphale du saleur. On organisait un défilé quasi militaire le dernier jour de la saison de pêche, la veille du retour de la flotte vers la France. Sur une litière couverte de verdure, on déposait une couronne faite de branches de bouleau, de sapin et de genévrier entrelacées. On empoignait le saleur, on le couronnait et on le couchait sur la litière que quatre hommes hissaient sur leurs épaules. Arborant le drapeau national au bout d'un manche de râteau, un porte-étendard se joignait au cortège (NOTE 9).
Au 19e siècle, les observateurs et les scientifiques ont montré un regain d'intérêt pour l'histoire naturelle de l'île et pour l'évolution culturelle de la colonie. Les scientifiques notamment sont venus nombreux dans l'île. Par exemple, Auguste Bachelot de La Pylaie, naturaliste et archéologue, a légué son immense collection à la bibliothèque du Muséum national d'histoire naturelle de Paris. Outre ses recherches sur la flore et la faune de Terre-Neuve, il s'est consacré à l'étude de la brume qui y sévit régulièrement, analysant les diverses qualités des condensations océaniques ou continentales, ainsi que d'autres masses de vapeurs. Ailleurs dans son œuvre, il procède à l'identification de toutes sortes d'arbres et de plantes et s'interroge sur l'existence possible de sources minérales.
Présence continue des pêcheurs français
Afin de relancer la pêche outre-mer après la signature du traité de Paris, en 1815, le gouvernement français accorda des primes aux armateurs : cinquante francs par homme impliqué dans la pêche côtière et quinze francs pour la pêche sur le Grand Banc. Suite à cette intervention, on trouve dans le recensement de 1828 plus de 9 000 hommes pêchant sur la côte nord-ouest de Terre-Neuve. En 1830, la flottille de pêche s'est élevée au total à 300 ou 400 bateaux employant 12 000 hommes. C'est pourquoi la pratique d'engager des résidents terre-neuviens recommença en 1816, quand les pêcheurs français, en revenant sur les lieux choisis la saison précédente, trouvèrent des Anglais établis dans presque tous les havres. Les capitaines, au lieu de les expulser, les ont tolérés et, sachant qu'ils reviendraient au même havre l'année suivante, confièrent leur matériel à la garde de ces résidents, leur donnant en retour comme salaire des lignes, des hameçons, etc., pour leur propre usage. Depuis cette époque, ce compromis biculturel s'est poursuivi. Les récits de voyage de l'époque relèvent l'existence de petits groupements d'habitants anglais ou irlandais qui ont pu subsister d'année en année sans le soutien de services gouvernementaux. En été, ces individus faisaient beaucoup de commerce en produisant du bois et certaines espèces d'appâts; en hiver, ils veillaient à la protection des bateaux français, ainsi qu'à celle de leur matériel. Il s'agissait d'un régime né de la pratique, une organisation nécessaire qui s'est instaurée tacitement.
Même si cette habitude était défendue depuis 1713, elle continua clandestinement. Les bateaux, les échafauds et les autres bâtiments étaient laissés aux mains de certains sujets britanniques qui recevaient assez de paiements en nature pour vivre, tout en les complétant par la chasse au phoque et l'industrie de la fourrure. Au milieu du 19e siècle, les Français ont construit de grands bateaux dans ces havres locaux et les y ont abrités pendant l'hiver. Bien que la plupart aient été chassés par la force, certains habitants anglophones installés dans ces havres appartenant aux Français avaient développé un arrangement informel viable, mais illégal, qui s'est perpétué pendant une longue période de temps (NOTE 10).
En 1832, la Grande-Bretagne accorda à Terre-Neuve le droit de mettre en place un gouvernement représentatif, puis en 1855 une autonomie politique sous la direction d'un gouvernement dit responsable (élu et imputable). En même temps, un des éléments les plus significatifs fut la formation d'un consulat français à St. John's. Ce poste permettait au gouvernement français de constituer un réseau d'agents centré sur le consulat de Québec qui, avec les Stations et Divisions navales de Terre-Neuve, représentaient les intérêts français dans toutes ses possessions de l'Amérique du Nord (NOTE 11). En 1854, le gouvernement français créa donc une agence à St. John's, Terre-Neuve, avant la fondation du consulat à Québec en 1859. La question ambigüe de Terre-Neuve trouva son aboutissement avec la signature de l'Entente cordiale de 1904, qui limitait les droits de pêche des Français au Grand Banc et aux eaux territoriales de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Les événements commémoratifs de 2004 et le poids des souvenirs
Les célébrations de 2004, lors du 400e anniversaire de la présence française sur l'île, permirent à Terre-Neuve-et-Labrador de rappeler l'existence d'une culture presque invisible dans cette province. À cette occasion, outre les activités sociales à caractère festif, on a souligné l'existence de plusieurs familles descendant d‘anciens pêcheurs français, ainsi que des cimetières liés à des naufrages et d'autres vestiges archéologiques confirmant la longue histoire de la grande pêche outre mer à partir des côtes françaises. En 2004, on a construit des chaloupes selon le modèle du passé ; on a façonné des foires (fours) en pierre pour la préparation du pain; on a chanté des chansons de marins. Ainsi, pour la première fois, les Terre-Neuviens ont souligné les traces laissées par les Français sur le territoire et dans les mémoires, offrant la possibilité d'étudier et de visiter les endroits où les Français s'étaient établis longtemps auparavant.
Au bout du compte, Terre-Neuve et les territoires voisins ont souvent été invoqués comme lieux exotiques dans la littérature et les souvenirs des Français. Dans son livre Non-Lieux (1992), l'anthropologue Marc Augé a suggéré que l'anthropologue et ses sujets ont en commun d'occuper un lieu, d'y vivre, d'y travailler, de le défendre et d'en surveiller les frontières. Mais aussi d'y reconnaître les vestiges des ancêtres ou des esprits qui en peuplent la géographie intime, comme si la parcelle d'humanité qui leur adresse en ces lieux offrandes et sacrifices en représentait aussi la quintessence. En ce sens, Terre-Neuve aura été un lieu mythique pour les Français, et cette histoire presque invisible se perpétuera tant que subsisteront les souvenirs des longues expéditions outremer, et les artefacts et documents que les Français y ont produits ou laissés.
Ronald Rompkey
Professeur, Département des Études anglaises
Université Memorial, St. John's, Terre-Neuve
NOTES
1. Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle France, Paris, Jean Milot, 1609, p. 27-29.
2. Georges Musset, « Les Rochelais à Terre-Neuve, particulièrement de 1525 à 1550 », Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris, vol. 14, 1891-1892, p. 137-145.
3. Pierre-François-Xavier de Charlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle France, avec le Journal historique d'un voyage fait par ordre du Roi dans l'Amérique septentrionale, Paris, 1744, t. II, p. 74.
4. Louis-Armand de Lahontan, Nouveaux voyages de Mr. le baron de Lahontan dans l'Amérique septentrionale, Paris, Frères L'Honoré, 1703, t. I, p. 241-246.
5. Pierre-François-Xavier de Charlevoix, op. cit., p. 185-198.
6. [Jean Baudoin], Journal d'une expédition de d'Iberville, publié avec une introd. et des notes par l'abbé A. Gosselin, Évreux (France), Imprimerie de l'Eure, 1900, p. 41-51.
7. Voir, par exemple, [Jules Sandeau], « Les pêcheries de Terre-Neuve et les traités », Revue des deux mondes, vol. 6, 1874, p. 130-141; et Julien-Olivier Thoulet, Un voyage à Terre-Neuve, Paris, Berger-Levrault, 1891, p. 46-47, 49-58.
8. Claude Le Beau, Avantures du Sr. C. Le Beau, avocat en parlement, ou Voyage curieux et nouveau parmi les Sauvages de l'Amérique septentrionale, Amsterdam, Herman Uytwerf, 1738, p. 34.
9. C.-J.-A. Carpon, Voyage à Terre-Neuve : observations et notions curieuses propres à intéresser toutes les personnes qui veulent avoir une idée juste de l'un des plus importants travaux des marins français et étrangers, Caen, Eugène Poisson; Paris, Dutot, 1852, p. 102-106.
10. Ronald Rompkey, « Sans moyens visibles : les gardiens terreneuviens et la pêche française », Annales du patrimoine de Fécamp, no 10, 2003, p. 67-71.
11. Voir Jacques Portes, « L'établissement du réseau d'agences consulaires françaises au Canada (1850-1870) », Études canadiennes / Canadian Studies, no 3, 1977, p. 59-71.
BIBLIOGRAPHIE
Augé, Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, 149 p.
[Baudoin, Jean], Journal d'une expédition de d'Iberville, publié avec une introd. et des notes par l'abbé A. Gosselin, Évreux (France), Imprimerie de l'Eure, 1900, 86 p.
Carpon, C.-J.-A., Voyage à Terre-Neuve : observations et notions curieuses propres à intéresser toutes les personnes qui veulent avoir une idée juste de l'un des plus importants travaux des marins français et étrangers, Caen, Eugène Poisson; Paris, Dutot, 1852, 240 p.
Charlevoix, Pierre-François-Xavier de, Histoire et description générale de la Nouvelle France, avec le Journal historique d'un voyage fait par ordre du Roi dans l'Amérique septentrionale, Paris, 1744, 3 t.
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Rompkey, Ronald, « Sans moyens visibles : les gardiens terreneuviens et la pêche française », Annales du patrimoine de Fécamp, no 10, 2003, p. 67-71.
Rompkey, Ronald, En mission à Terre-Neuve : les dépêches de Charles Riballier des Isles (1885-1903), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, 261 p.
[Sandeau, Jules], « Les pêcheries de Terre-Neuve et les traités », Revue des deux mondes, vol. 6, 1874, p. 111-141.
Thoulet, Julien-Olivier, Un voyage à Terre-Neuve, Paris, Berger-Levrault, 1891, 171 p.
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Photos
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