Claude Le Sauteur (1926-2007): l’œuvre artistique clairvoyante d’un gardien de phare
par Gauthier, Serge et Harvey, Christian
Une tête au-dessus. Voilà peut-être la caractéristique la plus remarquable des personnages qui habitent les tableaux de l'artiste-peintre Claude Le Sauteur (1926-2007). De prime abord, leurs visages peuvent apparaître flous, voire indistincts, parfois leurs yeux paraissent absents. Mais la tête domine. Ce n'est pas une tête torturée, ni éclatée. Pas de place ici pour un surréalisme de façade. Le geste est posé et réfléchi. Le ton est juste. C'est la tête du gardien de phare qui sait observer. L'artiste a séduit les plus grands comme les plus humbles. Il fut à la fois discret et reconnu. Dans ses représentations des paysages, des scènes et des héros du Québec, particulièrement de la région de Charlevoix, les couleurs éclatent un peu, autrement elles apaisent. Comme un gardien de phare, Claude Le Sauteur a vu loin : il est temps de mieux comprendre les regards étonnants qu'il nous laisse sur une facette quasi inédite de notre culture nationale et régionale.
De l'ombre à la lumière : un cheminement artistique discret puis éclatant
La création artistique de Claude Le Sauteur doit se découvrir en lien avec sa trajectoire sociale singulière, orientant en quelque sorte sa production picturale (ses thèmes, son style, sa technique) et la façon dont son œuvre a été reçue dans le monde artistique québécois, d'abord discrètement, puis comme une œuvre majeure interpellant notre culture et notre mémoire.
Peu d'éléments prédisposaient cet homme à la peinture. Claude Le Sauteur naît le 7 octobre 1926 à Rivière-Pentecôte, sur la Côte-Nord. Son père, Wallace Edward Le Sauteur, est comptable pour la Canadian International Paper. Les affectations multiples du père amènent la famille Le Sauteur à déménager à Clermont, Beaupré, La Tuque et, finalement, à Trois-Rivières, où Claude Le Sauteur débute ses études et passe toute son adolescence.
Amoureux du dessin, Claude Le Sauteur désire étudier les beaux-arts, un choix que désapprouve son père. Il doit financer ses études en travaillant en forêt. De 1945 à 1950, il poursuit des études à l'École des beaux-arts de Québec où il reçoit les enseignements notamment de Jean Paul Lemieux et Jean-Philippe Dallaire. Mais la peinture permet alors difficilement de vivre de son art. Malgré cela, il épouse Ghislaine Laflamme en 1959, qui sera sa compagne jusqu'à la mort du peintre le 29 novembre 2007.
De 1950 à 1980, Claude Le Sauteur travaille ainsi successivement dans le domaine de la publicité, comme pigiste pour divers magazines (Maclean, Châtelaine, Perspectives, etc.), dans l'imprimerie (section design). En 1966, il fait son entrée chez Cabana-Séguin, une importante agence de publicité montréalaise où il devient même vice-président quelques temps plus tard. Cet emploi lui permet non seulement d'assurer un revenu en lien avec la création artistique, mais aussi de jeter les bases du style Le Sauteur, les normes publicitaires nécessitant une épuration de la forme et une clarté d'évocation. Notons aussi qu'il est associé durant les années 1980 au Festival Juste pour rire de Montréal, alors qu'il consacre une série de dessin à l'humour et au rire, témoignant de la diversité de son regard et de ses talents reconnus de graphiste et d'illustrateur.
En parallèle avec son travail, Claude Le Sauteur ne cesse jamais de peindre. En 1976, une exposition solo est présentée à la Galerie Georges Dor à Longueuil; tous ses tableaux s'envolent en moins d'une demi-heure. C'est cependant à partir de sa retraite en 1980 qu'il commence à créer à plein temps. À partir de 1978, il partage son temps entre sa résidence de Boucherville et celle des Éboulements, dans Charlevoix, où il finit par s'installer en permanence en 1986. Claude Le Sauteur prend alors racine dans Charlevoix, une étape importante de son parcours artistique dont la résonance formelle et thématique marque son œuvre de façon tangible.
Peintre de l'intime et du grandiose
S'il est possible de résumer l'œuvre de Claude Le Sauteur en deux univers précis, il faudrait retenir que ses tableaux les plus marquants oscillent sans cesse entre l'intime et le grandiose. Ainsi, tout un ensemble d'œuvres portent sur son quotidien et sa vie amoureuse. Plusieurs titres sont évocateurs à ce sujet : « Première rencontre » (1992), « Couple de tendresse » (1990), « Fréquentations » (1992), « Le Protecteur » (1999). D'autres œuvres révèlent la nature environnante et un regard de proximité : « Gambade en nature » (1990), « Dame-Fleur » (1996), « Escapade » (1986). C'est l'espace intime qui prime alors, tout en douceur et presque modestement.
Parfois, le peintre se projette dans le grandiose et sait regarder les « Étoiles boréales » (1993). Il se représente lui-même dans « Le Sauteur sautant » (2001) capable d'enjamber les deux rives du fleuve Saint-Laurent. Ce dernier tableau possède une signification particulière en ce qu'il révèle le désir du peintre de s'inscrire dans le patrimoine et même l'environnement. Son geste n'est donc jamais désincarné, il est figuratif et un peu abstrait à la fois. Sa volonté de témoigner du vécu du pays mais aussi de son itinéraire personnel en tant que peintre est éclatante : entre le grandiose et l'intime, le peintre Le Sauteur laisse volontairement des traces et il invite ses admirateurs à les suivre.
Totems et croix de chemins
Certains thèmes de l'œuvre de Le Sauteur peuvent être compris comme des appels. L'un des plus significatifs est révélé par un jumelage un peu surprenant survenu en 2004, alors que dans le cadre d'un symposium sur les langues officielles tenu à Toronto l'on retrouve sur la même affiche - intitulée avec beaucoup de justesse « Respect » - les figures à la tête dominante de Claude Le Sauteur et les totems de l'artiste de la Colombie-Britannique Emily Carr (1871-1945). La comparaison est frappante : les personnages de Claude Le Sauteur, un peu mystérieux et énigmatiques, seraient-ils d'origine totémique? Et ces personnages, que nous révèleraient-ils d'un espace culturel traditionnel québécois, sans doute aussi fragile que celui des Amérindiens? La comparaison est plus riche de sens encore si l'on prend en compte la série des Croix de chemin que Claude Le Sauteur a réalisée en 1982. Discours religieux ou de conservation? Un peu des deux. Mais surtout discours anthropologique, alors que Claude Le Sauteur remarque aux Éboulements la persistance de croix de chemin qu'il décide d'immortaliser sur la toile. Il ressort de cette observation quatre peintures dont les titres sont : « Rassemblement autour de la croix »,« Visite à la croix de chemin »,« Autour de la résurrection »,« Procession du Vendredi Saint ».
À l'instar de la peintre Emily Carr qui, appuyée notamment par l'ethnologue Marius Barbeau (1883-1969) du Musée National du Canada, a voulu représenter les derniers spécimens de totems amérindiens de la Colombie-Britannique, leur donnant ainsi une autre forme de durée, Claude Le Sauteur a voulu traduire le symbolisme des croix de chemin, vestiges négligés d'une culture religieuse catholique québécoise en voie de disparition. Plus encore que la description d'éléments marquants issus d'une culture matérielle menacée, le peintre Le Sauteur donne à ses croix de chemin une forme qui n'est pas sans rappeler celle adoptée par Carr : croix de chemin et totems ont tous deux cette élévation vers le ciel qui ne trompe pas; ils témoignent d'un héritage qui va bien au-delà de leur éventuelle disparition. La correspondance symbolique entre les univers artistiques respectifs de Claude Le Sauteur et d'Emily Carr est sans doute bien plus fondamentale qu'il n'y paraît au premier coup d'œil.
Le peintre dans l'espace des grands : le cycle céleste
À l'évidence, surtout au tournant des années 1990, Claude Le Sauteur est devenu le peintre de toute une élite d'affaires québécoise désormais très attirée par son œuvre. L'artiste va même jusqu'à peindre une automobile de collection (Porsche 911) entre 2003 et 2006. Si cette proximité apporte au peintre l'occasion de se consacrer à son art sans crainte de soucis financiers, elle n'est pas sans le distancer d'un certain milieu intellectuel québécois moins à l'aise avec cette réussite artistique et financière. Heureusement, l'année même de sa mort, en 2007, Claude Le Sauteur verra le Musée de Charlevoix consacrer à son travail une importante exposition intitulée Le monde habité de Claude Le Sauteur qui deviendra un grand succès et sera présentée l'année suivante à Montréal.
Le plus grand moment de création de Claude Le Sauteur dans « l'espace des grands » sera son cycle céleste composé de tableaux de forme triangulaire destiné à orner la coupole du bureau montréalais de la compagnie Power Corporation. Cette commande de grande envergure passée par le financier Paul Desmarais, occupera Claude Le Sauteur de 1992 à 1995. Il exécute cet impressionnant travail de son village des Éboulements. Ces œuvres, qui ne sont évidemment pas très accessibles au grand public, s'imposent néanmoins comme un sommet du travail artistique du peintre, comme une illustration de l'envergure immense de sa création qui, par-delà le caractère privé de ce cycle céleste, marque néanmoins une époque. Dans l'espace des grands, le regard ne s'arrête pas au seul présent et Claude Le Sauteur le savait bien en exécutant cet étonnant « cycle céleste ».
Retour au terroir et grands formats de figures légendaires québécoises
Après son « cycle céleste », Claude Le Sauteur ressent le besoin de se tourner vers l'histoire et le terroir du Québec. Il passe les dernières années de sa vie à peindre des grands formats de figures légendaires québécoises, allant de la chanteuse La Bolduc (1997) au curé Labelle, en passant par Alexis le Trotteur (1997). Son grand format consacré à Menaud maître-draveur (1997) sera très significatif : vers la fin de sa vie, le peintre Le Sauteur retrouve l'élan de sa jeunesse en forêt et se passionne pour le geste puissant du draveur. Encore là, il témoigne de ses racines profondes et fait lelien entre son cheminement personnel et celui du Québec.
Comme pour la série des croix de chemin, les grands formats de figures légendaires de Le Sauteur sont encore l'occasion de témoigner d'une culture glissant progressivement dans l'oubli. Que reste-t-il des ces hommes et de ces femmes un peu démesurés dans un Québec négligeant parfois son histoire et sa culture? Les œuvres de Claude Le Sauteur sont là désormais pour en témoigner à leur manière. Voilà pourquoi le peintre s'astreint à ce « devoir de mémoire » alors que sa santé se fragilise et que son existence s'achève. Encore une fois, il ne manque pas d'assumer son rôle si précieux d'éveilleur et de témoin.
Comme un gardien de phare
Une tête au-dessus. Le gardien de phare n'a pas perdu son temps. Il a contemplé, relevé, retracé et redonné : l'héritage artistique et patrimonial de Claude Le Sauteur est immense. Faut-il le voir devant ou derrière nous? Le gardien de phare regarde aujourd'hui pour demain. Il convient donc de cheminer en pays charlevoisien et québécois avec le peintre Claude Le Sauteur afin de le laisser sauvegarder sans cesse ce qui nous compose, dans l'étendue durable de son regard de gardien de phare.
Serge Gauthier, Ph. D.
Historien et ethnologue
Christian Harvey
Historien
Chercheurs au Centre de recherche sur l'histoire et le patrimoine de Charlevoix
Bibliographie
Bernier, Robert, Claude Le Sauteur, Montréal, Éditions de l'Homme, 2005, 153 p.
Le monde habité de Claude Le Sauteur, numéro thématique de la Revue d'histoire de Charlevoix, no 56, juin 2007, 24 p.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
Photos
- Autoportrait, 1999
-
Claude Le Sauteur au
centre culturel... -
Claude Le Sauteur en
atelier -
Couple de tendresse,
1990
-
Portrait de Claude Le
Sauteur -
Portrait de Claude Le
Sauteur -
Portrait de Claude Le
Sauteur -
Première rencontre, 1
992