Maison de sir George-Étienne Cartier à Montréal
par Fortier, Yvan
La maison de George-Étienne Cartier (1814-1873), bâtie en 1837, apparaît comme un élégant édifice en pierre. Elle est protégée par un toit en fausse mansarde (1893), trait commun à tant d’autres maisons montréalaises de la fin du XIXe siècle. Une partie du bâtiment recrée l’univers bourgeois où vécut, de 1862 à 1871, la famille du célébrissime homme politique. Cette maison est à la frange nord-est du Vieux-Montréal, angle Notre-Dame Est et Berri. Son emplacement, jadis celui de la citadelle militaire, avoisine l’édifice recyclé de l’ancienne gare Dalhousie (1883-1884), la plus ancienne gare ferroviaire de Montréal, toujours existante. La restauration et l’interprétation qui est faite dans ce lieu historique national permet de comprendre la carrière politique de Cartier et de retracer l’histoire de cette maison, de son quartier environnant et, plus globalement, l’évolution du développement urbain de Montréal. Elle permet également de comprendre le mode de vie et les relations sociales de cet homme politique marquant.
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Une demeure comme lieu de mémoire
Ce lieu historique national, en fait constituée de deux maisons, commémore le milieu de vie de la famille de George-Étienne Cartier. Cet homme politique fut propriétaire des lieux de 1848 – l’année même où il débute sa carrière politique (NOTE 1) – jusqu’à sa mort en 1873. Cette demeure se trouve marquée d’influences françaises et anglaises. Le décor intérieur de la maison dite de l’Ouest véhicule des valeurs de discrimination des espaces en fonction de la représentation publique ou de la vie privée. En fait, les maisons de Cartier sont des témoins de l’habitat domestique bourgeois de Montréal : à travers leurs transformations, elles témoignent de l’évolution de la ville au XIXe siècle.
Un « deux pour un »
Le grand toit d’esprit Second Empire qui domine l’immeuble peut induire une certaine confusion. Il y a bien deux carrés de maison sous cette couverture unitaire, en ardoise pour la majeure partie. Pourtant, ces deux maisons furent acquises séparément par Cartier. La première, au nord-est, le fut en 1848 : Cartier et sa famille y vécurent jusqu’en 1855. La seconde fut achetée en 1862 pour loger l’épouse et les filles de l’homme politique, alors séparé de sa femme mais néanmoins désireux de vivre à proximité des siens à l’occasion.
Ces deux maisons, érigées en 1837, présentent des façades lisses et linéaires en pierre de taille à joints maigres, dans le goût néoclassique. Seuls les appuis de fenêtre émergent du plan du mur. Les élévations postérieures sont en moellons, à la manière traditionnelle, les baies étant délimitées par des cadres en pierre taillée. Un passage cocher occupe le centre du volume créé par les deux maisons jointives. Il sert à l’accueil des visiteurs du lieu, ouvert au public depuis 1985.
Cet accès nous introduit d’abord dans la maison de gauche, une aire entièrement consacrée à l’interprétation de la vie et de l’œuvre de George-Étienne Cartier (1814-1873), bourgeois montréalais et homme politique. Deux incendies survenus dans cette maison dite de l’Est, en 1901 et 1947, avaient détruit les valeurs architecturales de l’intérieur de l’immeuble. Par contre, celles de l’immeuble mitoyen, en bois ou en plâtre, sont heureusement demeurées relativement intactes. En effet, la maison que l’on découvre à droite du passage cocher est utilisée en tant qu’espace muséal, où le milieu de vie de la famille Cartier est partiellement reconstitué. Le visiteur est plongé dans la décennie 1860-1870 grâce à un décor d’époque meublé d’objets originaux associés au personnage ainsi que de nombreux autres éléments d’époque ou de reproductions fidèles. Au soubassement, le cloisonnement a été conservé sous un revêtement en gypse, alors que des planchers anciens ont été protégés sous un recouvrement moderne. L’étage de comble a reçu un traitement contemporain et on y trouve des bureaux administratifs.
Une demeure bourgeoise au carrefour d’influences diverses
Les deux maisons acquises par Cartier possédaient le même gabarit, soit quatre travées de baies et quatre niveaux (soubassement; rez-de-chaussée; bel étage; étage de comble). L’habitude de placer au soubassement la cuisine et autres locaux affectés aux domestiques est un héritage du palladianisme vénitien du XVIe siècle, largement adopté par les Anglais comme s’il s’était agi d’un style national.
Cartier était renommé pour ses qualités d’hôte : la maison familiale pouvait servir à organiser des réceptions, un usage auquel elle se prêtait d’ailleurs bien. Au rez-de-chaussée se trouvait un petit salon attenant à la salle à manger, idéal pour recevoir les invités quinze minutes avant de passer à table. Le grand escalier du vestibule à deux étages conduisait au grand salon où se concluait la réception. La maison était un outil parfaitement adapté à la vie bourgeoise urbaine. Ce foyer familial affiche un décor intérieur triplement différencié. Les pièces qui ont fonction de représentation sociale, là où la visite est admise, sont conjuguées suivant le profil de la doucine (en forme de « S »). La richesse formelle de ce profil se retrouve sur les menuiseries de l’escalier, des plinthes, des chambranles de portes et de fenêtres, ainsi que dans le plâtre des corniches et des rosaces de plafond. La quincaillerie des fenêtres y est plus raffinée; les verrous ont des poignées en laiton lustré. Les pièces réservées aux membres de la famille emploient, tant en bois qu’en plâtre, le profil du cavet (sorte de quart de rond en creux) et les verrous y sont entièrement forgés dans la masse. La troisième variante, le profil d’une simple baguette, est dévolue aux espaces de la domesticité. Cette demeure bourgeoise exprime de manière tout à fait concrète la hiérarchie et le souci du paraître.
Un ensemble impressionnant
Les deux maisons mitoyennes de Cartier sont parmi les premières constructions à véhiculer, à Montréal, un design néoclassique très épuré et pourtant mêlé d’influences vernaculaires issues de la Nouvelle France, particulièrement évidentes dans les murs postérieurs en moellons, dans les coupe-feu, dans les fenêtres à vantaux et à multiples carreaux de verre. On sent également poindre le principe de l’habitat en terrasse, à l’anglaise, les maisons mitoyennes contribuant à procurer un effet d’ensemble. Les demeures de Cartier faisaient partie d’une rangée se prolongeant, vers la droite, en une maison dont la façade et le plan étaient l’effet miroir de celle que la famille de Cartier quitta en 1871. Le caractère de « terrasse » de ces trois maisons expressément conçues « en suite » était encore accentué par deux édifices de volume similaire érigés en 1826, faisant office à la fois de bureaux, de résidences d’employés et de châteaux d’eau de la Compagnie des Eaux de Montréal. L’ensemble était impressionnant, mais tout a disparu, hormis les maisons de Cartier.
Les maisons de Cartier et les demeures voisines étaient au diapason les unes des autres. En direction du nord-est, un vaste terrain avait été donné à la Ville de Montréal par lord Dalhousie, gouverneur général. On y créa le square Dalhousie agrémenté du Théâtre Royal et d’édifices magnifiques. À l’autre extrémité de ce tronçon élitiste, par delà la rue de Bonsecours, s’élevait l’Hôtel Donegana, l’un des établissements les plus recherchés en Amérique. L’hôtel fut brûlé par des extrémistes anglophones en août 1849, l’année de l’incendie du parlement de Montréal. Les ruines de l’hôtel ne furent démolies que sept ans plus tard. En 1852, le square Dalhousie fut aussi la proie des flammes. Le quartier amorça lentement son déclin.
Une période de transition
En 1871, la famille quitta la demeure qui venait d’être louée. George-Étienne Cartier, gravement malade, alla se faire soigner à Londres, où il mourut en 1873. Cette même année, la première maison familiale devint un hôtel. En réalité tout l’ancien Montréal intra muros était en transformation depuis le deuxième quart du XIXe siècle. Conséquence de la création du canal de Lachine et du dragage du Saint-Laurent, Montréal était devenue une plaque tournante commerciale entre l’Atlantique et les Grands Lacs. On concentra les entrepôts et le commerce en gros près du port, rue Saint-Paul; le commerce de détail qui s’y trouvait remonta vers la rue Notre-Dame, jusque-là siège des institutions et de résidences prestigieuses. Avec les années 1880, ce qui avait été l’orgueilleux square Dalhousie fut creusé en profondeur pour la mise en place de la gare Dalhousie – relevant de la compagnie du chemin de fer du Canadien Pacifique – ainsi que son réseau de voies ferrées, et ce dans le voisinage immédiat des anciennes maisons de Cartier.
En 1893, la Ville de Montréal entreprit d’élargir la rue Berri séparant les maisons de Cartier de la gare Dalhousie. La maison de gauche, devenue un hôtel, fut amputée de quelque trois mètres. Pour regagner l’espace perdu, il fut convenu de faire disparaître le toit initial, à deux versants, des deux maisons mitoyennes pour y créer un étage carré, sans perte d’espace, dissimulé derrière une fausse mansarde à toit plat. Les locaux de l’hôtel se trouveraient ainsi répartis sur les quatre niveaux de la maison dite de l’Est, et s’étendraient sur tout le périmètre supérieur de la maison de droite. C’est ainsi que ces volumes néoclassiques, en « terrasse », reçurent finalement un toit de type Second Empire, qui avait été le style employé par le gouvernement fédéral pour identifier nombre de ses édifices publics au cours des années 1870.
La construction d’une identité patrimoniale
George-Étienne Cartier fut jadis associé à une autre demeure, sa maison natale située à Saint-Antoine-sur-Richelieu. Elle fut malheureusement démolie en 1906. C’est sa résidence montréalaise qui est devenue un lieu patrimonial. En 1885, le Daily Star de Montréal publia une gravure montrant le domicile familial des Cartier, soit la maison dite de l’Ouest. Un lent processus de patrimonialisation s’amorça dès lors, renforcé par la création de deux huiles sur toile de Georges Delfosse, en 1937. L’une voulait interpréter les maisons de Cartier au milieu du XIXe siècle, les représentant avec leurs toits à deux versants et la prépondérance de leurs murs coupe-feu. Au lieu de la pierre de taille des façades, Delfosse avait représenté une maçonnerie correspondant à celle de l’arrière, faite de moellons transparaissant sous les vestiges de crépi. La valeur de ces édifices anciens s’en trouvait magnifiée. On sait aujourd'hui que la réalité était tout autre. Le second tableau de Delfosse était réaliste, faisant la synthèse du paysage urbain qui, au même titre que les maisons de Cartier, portait les cicatrices d’incessantes transformations : creusement du square Dalhousie, apparition de la gare, élargissement de la rue Berri et amputation de la maison dite de l’Est, puis couronnement par une fausse mansarde. Les maisons de Cartier jouissaient désormais d’une certaine notoriété dans le Montréal ancien, lui-même constamment menacé. Les travaux de Delfosse se voulaient sans doute un ultime témoignage de ce qui allait être emporté par la tourmente de la modernité. Ils coïncidaient avec la reconnaissance, en 1937, de l’importance historique du personnage de Cartier par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada.
C’est en 1964 que cette même commission, engagée dans un processus de commémoration des Pères de la Confédération, jugea que les maisons à fausse mansarde étaient d’importance historique nationale. Ces dernières avaient, en effet, tenu lieu de résidence familiale à Cartier, personnage politique de premier plan, Premier ministre de la Province du Canada (1858-1862), défenseur du concept de confédération contre l’union législative et membre très influent du premier gouvernement fédéral. Au cours des années 1960, le coup d’œil était saisissant : à une extrémité se trouvait le cratère de la gare Dalhousie; à l’autre, par delà le volume mitoyen de l’ancienne cathédrale Saint-Nicolas (apparue en 1910), il ne subsistait plus rien sur une bonne distance. Le gouvernement fédéral se porta acquéreur des lieux en 1973. En conséquence, la propriété fut analysée par le Bureau d’examen des édifices fédéraux du patrimoine (BEÉFP) et elle obtint le statut d’édifice reconnu. Lors de réflexions préliminaires sur la mise en valeur des maisons en question surgit le projet de restituer les anciennes toitures à deux versants. De nombreuses protestations s’élevèrent car les nouvelles constructions, apparues à proximité, avaient aligné leur gabarit sur celui des maisons historiques chapeautées d’une fausse mansarde. Ces débats prenaient soudain l’allure d’une célébration de la valeur patrimoniale des maisons Cartier.
Un lieu à découvrir et à sauvegarder
Au cours des dernières années, de nombreux articles de journaux et de revues spécialisées, ainsi que des reportages télévisés, ont illustré le milieu familial de George-Étienne Cartier. Des visites guidées, activités d’interprétation et animations historiques permettent de découvrir le mode de vie de la classe bourgeoise du milieu du XIXe siècle. L’une des activités d’animation les plus courues, le Noël victorien, dont la célébration remonte à plus d’un siècle, permet notamment à un fort contingent de visiteurs de découvrir et d’apprécier le caractère patrimonial des lieux.
Ce lieu historique national se dresse à proximité de l’ancienne gare Dalhousie qui reste comme une évocation de l’une des lignes de force de la carrière politique de Cartier, soit sa politique de construction des chemins de fer. C’est la voie ferrée qui allait structurer l’économie des provinces rassemblées en confédération et en permettre l’expansion vers l’ouest tout en garantissant l’accès aux ports de la côte atlantique. Montréal serait ainsi au cœur d’un vaste réseau d’échanges commerciaux. Les résidences de Cartier témoignent de son engagement politique : 1848, année de l’achat de la première demeure et de son élection en tant que député; 1873, année de sa mort dans l’exercice de ses fonctions, alors qu’il est toujours propriétaire des maisons de la rue Notre-Dame. L’association de ce lieu à George-Étienne Cartier permet de rappeler que celui-ci fut un politique, défenseur habile et acharné d’une certaine idée de la confédération, indissociable de la création de gouvernements provinciaux, contre une tendance tenace d’union législative centralisée.
Yvan Fortier
Ethno-historien
Parcs Canada, Centre de services de Québec.
NOTES
1. Durant le quart de siècle que durera son engagement politique, Cartier interviendra de manière capitale, parfois à titre de premier ministre, dans plusieurs domaines stratégiques. Il participera activement à la redéfinition du régime politique par la création de la Confédération canadienne. Il complétera son œuvre par l’expansion territoriale vers l’ouest.
BIBLIOGRAPHIE
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Pinard, Guy, « La maison Sir-George-Étienne-Cartier », Montréal, son histoire, son architecture, Montréal, La Presse, vol. 1, 1987, p. 15-18.
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