French Prairie en Oregon
par Jetté, Melinda Marie
French Prairie, située dans la vallée de la Willamette dans l’État d’Oregon, tire son nom des familles biculturelles canadiennes-françaises et indiennes qui ont colonisé la région au cours des années 1820 et 1830. Ces colons franco-indiens ont été d’importants acteurs historiques dans la colonisation euro-américaine de la région qui a débuté dès les années 1810 avec le commerce des fourrures par voie terrestre. À l’origine, French Prairie était le domaine des Ahantchuyuk Kalapuyan, peuple autochtone dont la population a abruptement chuté au cours des années 1830 et 1840, à cause de la maladie et de l’émigration euro-américaine. Plus tard, la vallée de la Willamette est devenue une des principales destinations des colons américains empruntant la piste de l’Oregon pendant les années 1840. Après l’assimilation éventuelle des familles franco-indiennes et l’ascension politique des Anglo-Américains, le rôle historique des francophones a souvent été négligé dans les textes traditionnels de l’histoire de l’Oregon. Malgré tout, l’histoire et le patrimoine des colons francophones ont survécu dans la mémoire de leurs descendants. Aujourd’hui, les touristes du XXIe siècle qui visitent le Champoeg State Heritage Area ont l’occasion de découvrir les colons franco-indiens de French Prairie.
Article available in English : French Prairie, Oregon
Paysage et écologie
La Willamette(NOTE 1) est la plus large vallée de l’Oregon occidental. Du fleuve Columbia, au nord, à la convergence de la Coast Range et des Cascades, au sud, la vallée s’étend sur une longueur d’environ 160 kilomètres. Coulant vers le nord, la rivière Willamette est un affluent important du Columbia. La rivière serpente lentement d’amont en aval au cœur d’une large plaine alluviale inondable d’une superficie d’environ 9100 kilomètres carrés, alimentée par de nombreux affluents plus petits, des cours d’eau et des terres humides. Le fait que la vallée de la Willamette se trouve à proximité de l’océan Pacifique et qu’elle soit située à mi-chemin entre l’Équateur et le pôle Nord lui assure un climat relativement doux.
La vallée de la Willamette possède depuis longtemps une biomasse importante et diversifiée à cause de pluies abondantes et de températures douces. Au début des années 1800, le plus important microenvironnement de la vallée était formé de savanes et de boisés de chênes, constitué de prairies, de basses-terres humides et de hautes-terres plus sèches, de trouées de chênes et, parfois, de forêts de chênes. Cet aménagement du paysage est apparu grâce à l’utilisation du feu par les peuples autochtones de la vallée et leurs ancêtres. Au fil des siècles, les Kalapuyan ont créé une société et une économie basées sur une combinaison astucieuse de savoir-faire humain et de vastes connaissances de la botanique, de l’écologie et du climat.
Située au milieu de la vallée de la Willamette, French Prairie (NOTE 2) est délimitée au nord et à l’ouest par la rivière Willamette, par la Pudding River à l’est, et par ce qui reste du Lake Labish (lac Labiche) au sud. Aujourd’hui, elle se trouve à environ 45 milles au sud de Portland, Oregon. Dans les années 1800, French Prairie compte cinq principales municipalités : Butteville, Champoeg, St. Paul, St. Louis et Gervais. Le site de la ville de Champoeg, situé au bord de la rivière, a été emporté par les inondations survenues en 1861 et en 1891; il est aujourd’hui un parc d’État. Les autres villes existent toujours.
Histoire de French Prairie
Au cours des années 1810 et 1820, les trappeurs indépendants et les engagés de la Pacific Fur Company, de la North West Company et, plus tard, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, campent de façon saisonnière à French Prairie et dans la vallée de la Willamette. Pendant cette période, ils établissent des liens sociaux et économiques avec divers groupes de Kalapuyan. Lorsqu’un certain nombre de couples biculturels franco-indiens manifestent le désir d’établir une colonie permanente dans la région de French Prairie vers la fin des années 1820, ils obtiennent le soutien des Ahantchuyuk Kalapuyan locaux.
En 1831, alors qu’une épidémie de malaria se déclare, les relations sociales de French Prairie subissent un profond changement, décimant des groupes de Kalapuyan dans toute la vallée. Leur capacité de résistance à la colonisation croissante de leur territoire s’en trouvera désormais considérablement limitée. Les familles franco-indiennes locales sont bien moins touchées par la maladie. Donc, au cours des années 1830 et 1840, la population franco-indienne locale augmente de façon régulière tandis que la population Kalapuyan diminue de façon spectaculaire. Malgré ce brusque renversement démographique, les colons maintiennent leurs liens avec la bande locale des Ahantchuyuk Kalapuyan à Champoeg et lui viennent en aide en période de détresse. Cette pratique se poursuit au cours des années 1840, comme en témoigne le nombre d’autochtones soignés dans des foyers franco-indiens. De plus, les colons sont en faveur de l’inhumation de Kalapuyan dans le cimetière catholique local, établi pendant les années 1830 dans la paroisse catholique canadienne-française de St. Paul.
L'arrivée de missionnaires catholiques canadiens-français
L’une des caractéristiques dominantes de cette communauté franco-indienne naissante est l’intérêt marqué que portent ses membres au bien-être collectif. C’est pour cette raison que, vers le milieu des années 1830, les Canadiens français, en accord avec leurs épouses indiennes, adressent une pétition à l’évêque Joseph Provencher de la Rivière-Rouge au Manitoba pour qu’il leur envoie des missionnaires catholiques canadiens-français. Ils souhaitent en effet offrir à leurs enfants un encadrement scolaire et religieux et obtenir la création d’une paroisse locale, une institution communautaire importante qu’ils ont connue au Bas-Canada.
À l’automne 1838, l’arrivée de missionnaires catholiques canadiens-français s’avère bénéfique pour la communauté franco-indienne, tout en posant un défi à l’esprit oecuménique qui règne dans la vallée de la Willamette. D’une part, la construction d’une mission catholique apporte à la communauté un chef de file instruit capable de plaider au nom des colons, tout en lui fournissant un lieu de rassemblement pour des activités éducatives et religieuses. Mais, d’autre part, le père Francis Norbert Blanchet tente de perturber les relations établies de longue date entre les colons franco-indiens et les missionnaires méthodistes américains. Bien que les colons donnent leur appui à la mission catholique en ce qui a trait aux programmes religieux et éducatifs, ils veulent aussi maintenir le dialogue avec les Méthodistes et les quelques colons américains. De ce point de vue, les familles franco-indiennes conservent une conscience très claire de leurs propres intérêts et défendent activement ceux-ci dans leurs relations avec les missionnaires canadiens-français, les Méthodistes et les Américains nouvellement établis.
La création de l'Oregon
Sur le front politique, les interprétations traditionnelles de l’opposition des Canadiens français à la formation d’un gouvernement provisoire en Oregon au début des années 1840 donnent à leur position une coloration hautement nationaliste. Selon ces hypothèses communément répandues, les Canadiens français cherchent à soutenir la position probritannique de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Toutefois, de récentes études montrent qu’il existait une longue coopération entre les Canadiens français et leurs voisins américains de la vallée de la Willamette, qu’il s’agisse de colons ou de missionnaires méthodistes. À plusieurs reprises, les Canadiens français cherchent à trouver un juste milieu entre des intérêts concurrents. Ils maintiennent de bonnes relations avec les dirigeants de la Compagnie de la Baie d’Hudson, tout en aidant leurs voisins et en socialisant avec eux, en assistant à des rencontres et des débats publics et en signant des pétitions rédigées par des Américains de leur région, qui seront adressées au Congrès. Puisque la plupart des Euro-Américains de la région du Columbia sont convaincus que la vallée de la Willamette deviendra, un jour, territoire américain, les Canadiens français adoptent ce compromis afin de protéger leurs propres intérêts, en d’autres termes, les terres qu’ils possèdent à French Prairie.
Au début des années 1840, les colons canadiens-français participent activement à la culture politique locale en prenant part à des débats concernant l’organisation d’un gouvernement communautaire. En tant que groupe, ils se contentent d’appuyer en majorité une structure gouvernementale limitée. Sur le plan pratique, les Canadiens français ne sont pas très différents des habitants ruraux du Bas-Canada qui se méfient des fardeaux bureaucratiques et fiscaux qu’impose un système gouvernemental plus complexe. De plus, au cours des années précédentes, ils réussissent à gérer avec succès les problèmes locaux. Malgré tout, en mai 1843, environ une demi-douzaine de chefs de file canadiens-français se joignent finalement à leurs voisins américains pour former un gouvernement provisoire. Le reste des Canadiens français en viennent plus tard à un compromis avec leurs voisins américains grâce à leur présence et à leur influence de longue date dans la vallée, et parce qu’ils forment un important groupe majoritaire de grands propriétaires terriens.
À l’automne 1843, près de 900 émigrants américains arrivent en Oregon après avoir effectué la longue et rude expédition terrestre depuis le Missouri. Pour des générations d’Américains, ces pionniers de la piste de l’Oregon en sont venus à symboliser l’expansion triomphale de la république américaine dans le Far West. En fait, ces émigrants et leurs descendants sont devenus les chroniqueurs d’une interprétation historique qui place au centre de l’histoire du Nord-Ouest des États-Unis les colons américains de la moitié du XIXe siècle. Toutefois, l’histoire de la dominance américaine de cette époque a été précédée de trente années de contact interculturel entre les peuples autochtones et les familles franco-indiennes.
Une période de changements
Les décennies qui suivent sont une période d’importants changements pour les résidants de French Prairie, tout comme pour ceux de l’Oregon en général. L’accélération du développement industriel et l’introduction de nouvelles technologies entraînent le déplacement d’habitants ruraux toujours plus nombreux dans les zones urbaines, à la recherche d’emploi et de possibilités d’avancement social. Pour les familles franco-indiennes de French Prairie viennent s’ajouter des problèmes d’endettement et de pressions sur les terres. En conséquence, tandis qu’une partie des générations plus jeunes sont capables de rester sur leurs terres, bien d’autres quittent French Prairie. Certains se dirigent vers les réserves indiennes où le Dawes Act de 1887 permet à une personne inscrite sur une liste de tribu indienne de se voir accorder 160 acres de terre. D’autres membres de la communauté canadienne-française vont tenter leur chance dans des zones urbaines comme Portland. Outre l’exode de cette dernière génération, dans les années 1880, le taux de mariage à l’extérieur du groupe ethnique (exogamie) a beaucoup augmenté. En raison de la rareté de nouveaux immigrants canadiens-français et de la taille relativement petite de la communauté canadienne-française, les jeunes générations choisissent de plus en plus souvent d’épouser des partenaires d’autres groupes d’immigrants catholiques de la région, tels les Irlandais. En fait, la fin des années 1800 voit le début d’un changement de personnel dans les paroisses catholiques de French Prairie. Des années 1830 à la fin du XIXe siècle, le personnel des églises et des écoles de French Prairie se compose de prêtres et de religieuses parlant français, originaires soit du Québec, soit des communautés franco-américaines de la Nouvelle-Angleterre. En 1900, ces paroisses comprennent des colons irlandais et allemands et commencent donc à intégrer du personnel parlant anglais.
Au tournant du XXe siècle, un grand nombre de familles de descendance franco-indienne sont encore présentes à French Prairie, travaillant la terre tout comme l’avaient fait leurs ancêtres. Cependant, ces générations, bien que majoritairement catholiques dans leur orientation religieuse, sont culturellement américaines. Conscientes de leur héritage biculturel, certaines d’entre elles continuent malgré tout à subir préjugés et sectarisme de la part des Anglo-Américains. Un siècle plus tard, avec du recul, on se rend compte que l’assimilation des colons franco-indiens de French Prairie s’est produite sur une période de cinquante ans, de 1850 à 1900. Pour ces familles qui ont préservé un sens de leur histoire, l’héritage biculturel canadien français et indien reste source de fierté. Certains descendants aiment souligner que leurs ancêtres sont arrivés « ici en premier », c’est-à-dire avant la venue des Anglo-Américains.
Champoeg State Heritage Area
Au cours du XXe siècle, un mouvement consacré au patrimoine se développe à l’échelle de l’État : il a pour but de commémorer l’histoire du Gouvernement provisoire de l’Oregon et son implantation à Champoeg, French Prairie, en mai 1843. Des représentants officiels de la Oregon Historical Society et de la Oregon Pioneer Association, y compris de nombreux descendants des colons franco-indiens de French Prairie, appuient ce mouvement. En mai 1901, l’État de l’Oregon parraine le dévoilement d’une plaque historique commémorant la création du gouvernement provisoire à Champoeg. Ultérieurement, l’État de l’Oregon achète des terres englobant le site d’origine de la ville de Champoeg afin de créer un parc d’État dont la mission est de préserver la région pour les futures générations. À mesure que le permettent les priorités financières, l’État développe lentement le parc au cours des décennies suivantes. Durant les années 1950, le Champoeg Day, commémorant l’histoire du Gouvernement provisoire de Champoeg, demeure une activité locale populaire.
De nos jours, le Champoeg State Heritage Area est considéré comme la « porte d’entrée » de la vallée de la Willamette. Il comporte un centre d’accueil (incluant un petit musée, une bibliothèque, une librairie et un auditorium), un terrain de camping pour les visiteurs, des pistes cyclables et le café et magasin général Butteville. Outre des activités de plein air, le Champoeg State Heritage Area parraine des programmes éducatifs et historiques pour visiteurs et étudiants, dont la Pioneer School, un programme très apprécié d’histoire vivante. Les descendants des colons franco-indiens de French Prairie jouent depuis longtemps un rôle dans le développement du Champoeg State Heritage Area et dans la préservation de l’histoire de French Prairie. Bien que cette dernière soit moins importante aujourd’hui dans la mémoire collective de l’État d’Oregon, le personnel et les bénévoles de Champoeg continuent de sensibiliser les visiteurs et les étudiants à l’histoire interculturelle unique de la région et au rôle des colons franco-indiens du début des années 1800.
Melinda Marie Jetté, Ph.D
Assistant professeur d’histoire
Franklin Pierce University, New Hampshire
NOTES
1. « Willamette » vient du nom d’un village haut-chinookan, wảlamt, qui, à l’origine, se trouvait sur la rive ouest de la Willamette, de l’autre côté d’Oregon City. Voir Michael Silverstein, « Chinookans of the Lower Columbia », dans Wayne Suttles (dir.), Handbook of North American Indians, vol. 7 : Northwest Coast, Washington, Smithsonian Institution, 1990, p. 534.
2. Le voyageur français Pierre Charles Fournier de Saint-Amant, qui visite l’Oregon au début des années 1850, est l’un des premiers à avoir utilisé une version du terme « French Prairie » dans un document imprimé pour désigner la région des prairies françaises.
BIBLIOGRAPHIE
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Jetté, Melinda Marie, « At the Hearth of the Crossed Races » : Intercultural Relations and Social Change in French Prairie, Oregon, 1812-1843, thèse de doctorat, University of British Columbia, Vancouver, 2004, 350 f.
Jetté, Melinda Marie, « “We Have Allmost Every Religion but Our Own” : French-Indian Community Initiatives and Social Relations in French Prairie, Oregon, 1834-1837 », Oregon Historical Quarterly, vol. 108, no 2, été 2007, p. 222-245.
Jetté, Melinda Marie, « Un îlot oublié de la diaspora canadienne-française : la vallée de la Willamette en Orégon », dans Dean Louder et Éric Waddell (dir.), Franco-Amérique, Sillery (Qc), Septentrion, 2008, p. 281-292.
McKay, Harvey J., St. Paul, Oregon, 1830-1890, Portland (Ore.), Binford & Mort, 1980, 242 p.
McNamee, Mary Dominica, S.N.D. de N., Willamette Interlude, Palo Alto (Calif.), Pacific Books, 1959, 302 p.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
Vidéo
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