Banlieue et bungalow : patrimoine en devenir
par Fortin, Andrée
Les commémorations se succèdent : ainsi, en 2008, Québec fêtait le 400e anniversaire de sa fondation; en 2009, Trois-Rivières son 375e et Gaspé son 475e – autant d’occasions de célébrer le patrimoine et de rappeler le passé. Or, au moment même où l’on fête ces anniversaires, un nouveau discours se met en place et propose de nouvelles images du patrimoine : la banlieue et sa maison caractéristique, le bungalow.
Article available in English : The suburbs and the bungalow heritage in the making
En 2007, la ministre Christine St-Pierre déposait un livre vert sur le patrimoine où il était question de « nouveaux patrimoines » : le patrimoine immatériel et les paysages, cette dernière catégorie comprenant les paysages urbains. Quelle est la définition du patrimoine utilisée dans ce document? Elle n’est pas formulée explicitement, mais, implicitement, le passage suivant trace les contours d’une telle définition : « Alors que les premières lois visaient davantage la protection des monuments pour leur force de commémoration, la Loi sur les biens culturels engage l’État québécois dans l’articulation progressive d’une collection de biens, témoins significatifs pour toute la collectivité, de son histoire, de sa façon de s’implanter en terre québécoise et d’en utiliser les ressources, de créer son propre langage architectural et esthétique, de produire ses outils, etc. » (p. 17).
Dans le livre vert, abondamment illustré, aucune photographie ne représente un immeuble de moins de 100 ans. Cela dit, la définition n’est pas liée à un âge précis des biens, à partir duquel ils deviennent patrimoniaux. Aussi est-il possible de définir comme patrimoniaux des édifices plus récents que ceux auxquels renvoie l’iconographie de ce livre vert, qui témoignent de l’époque également révolue de l’après-Deuxième Guerre mondiale et qui sont des témoins significatifs de l’histoire du Québec et illustrent des aspects de son « langage architectural ». Le patrimoine n’est pas figé; il s’enrichit au fil des ans de deux manières. Premièrement, bien sûr, les collections muséales de toutes sortes s’enrichissent et leur nombre augmente. Mais surtout, le patrimoine s’élargit à de nouveaux lieux et à de nouveaux artéfacts, par exemple le patrimoine industriel. Comment les « vieilleries » d’hier entrent-elles dans le patrimoine d’aujourd’hui? C’est à partir du moment où elles deviennent des « témoins significatifs »; or, cette signification n’est pas attribuée uniquement par les historiens ou par un nombre élevé d’années, mais tout autant par les citoyens qui leur attribuent une valeur. À partir des mémoires individuelles, une nouvelle mémoire collective est en continuelle construction.
Le nombre de personnes qui ont adopté la banlieue et son habitation principale, le bungalow, ainsi que les adaptations locales de ce modèle architectural venu des États-Unis en ont fait un indéniable élément du patrimoine québécois, si l’on se reporte au sens qu’en donne le livre vert.
La construction des mémoires individuelles
Dans les grandes agglomérations du Québec, la majorité de la population vit en banlieue depuis la première moitié des années 1960, soit depuis deux générations, et nombreux sont ceux qui y vivaient déjà dans les années 1950 (Fortin et al., 2002). La vie de banlieue n’est donc pas un phénomène marginal, loin de là. Les familles avec enfants sont évidemment les plus susceptibles de se retrouver en banlieue. Dans l’agglomération de Québec, en 2006, 90 % des enfants grandissaient en banlieue et ils étaient déjà plus de 55 % à le faire en 1966 (Morin et Fortin, 2008). Les bungalows constituent ainsi le milieu de vie d’une part importante de la population, qui y a grandi depuis les années 1950 et qui associe ses souvenirs d’enfance à ce type d’habitation. Autrement dit, vivre à Québec, capitale nationale du Québec, et dans combien d’autres villes de la province, c’est depuis plus de 60 ans vivre en banlieue, le plus souvent dans des bungalows. Plus généralement, pour les résidents des banlieues de Québec comme de Montréal, le centre historique n’est « central » ni dans les représentations de la ville, ni dans la vie quotidienne, car les lieux de travail, de loisir et de consommation se sont progressivement développés dans la périphérie des agglomérations (Fortin et Després, 2008).
Le caractère original du modèle
Un autre élément important justifie que l’on parle de patrimoine : l’originalité du bungalow québécois, bel et bien distinct de celui des États-Unis.
En effet, le bungalow québécois est le résultat de deux influences, la Ranch house américaine et le bungalow anglais, dont il se démarque pourtant. La Ranch house est le produit d’un héritage hispanique du début du XIXe siècle, repris et popularisé par des architectes californiens dans les années 1920, puis adapté par William J. Levitt lors de la construction de Levittown, la première banlieue à prix « abordable » en Amérique du Nord. Au Québec, ce modèle est transformé et la distribution des pièces est différente; ainsi, la salle familiale typique des maisons américaines, ou family room, est absente des bungalows québécois, auxquels s’ajoute un sous-sol. Quant au bungalow anglais, résidence d’été de la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle, il partage avec le bungalow québécois les traits stylistiques suivants : faible pente du toit, polarisation des pièces de jour et de nuit aux deux extrémités de la maison, corridor donnant accès aux chambres. Mais le bungalow québécois se distingue du britannique par ses plus petites dimensions et, encore une fois, par l’existence du sous-sol. Bref, les Québécois se sont approprié de façon originale le modèle architectural du bungalow, qui a subi une « québécisation » (Morisset et Noppen, 2004).
De la mémoire individuelle à la mémoire collective
La banlieue occupe une place importante dans les mémoires individuelles de plusieurs babyboomers, de leurs enfants et même de leurs petits-enfants. Elle est devenue pour eux un lieu significatif; de plus en plus s’élèvent publiquement des voix qui en témoignent. À la banlieue serait lié un « art de vivre », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michel Lessard (2002), et ses résidents ont développé une appartenance à leurs quartiers, comme l’a révélé le débat sur les fusions municipales au début des années 2000. Ce nouveau discours sur les banlieues comme lieux d’appartenance est relayé par des images, en particulier cinématographiques, qui les mettent de l’avant comme lieux de mémoire.
Dans le film documentaire L’éloge du bungalow (2003), la réalisatrice Danielle Pigeon entreprend des démarches pour le classement d’un bungalow québécois typique en tant que « monument historique » : pour elle, le modèle québécois de bungalow est patrimonial. À quelle définition du patrimoine cela renvoie-t-il ? Non seulement au lieu et à ses caractéristiques (ancienneté et exemplarité), mais aussi à l’expérience des personnes qui ont vécu dans un tel lieu et qui s’en souviennent avec nostalgie.
Une telle entreprise de patrimonialisation est relayée par la fiction. Une nouvelle génération de cinéastes raconte son enfance en banlieue dans les années 1960, 1970 et même 1980. Ceux-ci s’appuient sur des romanciers et des scénaristes.
Plusieurs films dépeignent la vie en banlieue dans les années 1960 : Un été sans point ni coup sûr (Francis Leclerc, 2008), Maman est chez le coiffeur (Léa Pool, 2008), C’est pas moi, je le jure (Philippe Falardeau, 2008). CRAZY (Jean-Marc Vallée, 2005), le long métrage le plus primé du Québec, se déroule dans une banlieue des années 1970 et 1981 (Ricardo Trogi, 2009) dans une banlieue… en 1981. D’autres productions mettent en scène des jeunes des années 2000, par exemple À l’ouest de Pluton (Henry Bernadet et Myriam Verreault, 2008) ou Tout est parfait (Yves-Christian Fournier, 2008). De nombreux autres films, sans que cela soit leur propos principal, montrent la banlieue comme espace privilégié de la vie de famille, de La rage de l’ange (Dan Bigras, 2006) aux Grandes chaleurs (Sophie Lorain, 2009). Toutes ces œuvres présentent des images de la banlieue d’hier et d’aujourd’hui et contribuent à la faire entrer, comme lieu typique et valorisé, dans la mémoire collective québécoise.
Cinéastes, écrivains et essayistes, voire sociologues, ayant grandi en banlieue, et dont plusieurs ont déjà dépassé 50 ans, proposent ainsi de nouvelles images d’autrefois, celles de la banlieue. Le bungalow est en général âgé de 60 ou 65 ans, car c’est dans l’après-guerre qu’il s’est répandu à grande vitesse. Il arrive maintenant « à la retraite », dans la mesure où les nouveaux secteurs d’habitation offrent de nouveaux modèles architecturaux qui tendent à supplanter le bungalow depuis quelques années.
De nouvelles images du passé sont ainsi proposées sur la place publique, sur la base de l’expérience et de la mémoire des générations qui ont grandi en banlieue depuis 1950. Ces images, tirées des mémoires individuelles, sont en voie de constituer un nouveau récit collectif, une nouvelle mémoire collective qui investit de nouveaux lieux. Il ne fait pas de doute que la banlieue entre aujourd’hui dans le patrimoine du Québec.
Andrée Fortin
Université Laval
BIBLIOGRAPHIE
Fortin, Andrée, et Carole Després, « Le juste milieu : représentations de l’espace des résidants du périurbain de l’agglomération de Québec », Cahiers de géographie du Québec, vol. 52, no 146, 2008, p. 153-174.
Fortin, Andrée, Carole Després et Geneviève Vachon, « La banlieue, patrimoine? Quelques éléments de réflexion », Patrimoine, vol. IV, no 1, 2002, p. 25-28.
Fortin, Andrée, Carole Després et Geneviève Vachon (dir.), La banlieue revisitée, Québec, Nota bene, 2002, 302 p.
Lessard, Michel, Sainte-Foy : l’art de vivre en banlieue au Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 2002, 415 p.
Morin, Dominique, et Andrée Fortin, « Comment la Vieille Capitale est-elle devenue vieillissante? », Cahiers québécois de démographie, vol. 37, no 1, 2008, p. 97-130.
Morisset, Lucie K., et Luc Noppen, « Le bungalow québécois, monument vernaculaire : la naissance d’un nouveau type, première partie », Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 133, 2004, p. 7-32.
Morisset, Lucie K., et Luc Noppen, « Le bungalow québécois, monument vernaculaire : la naissance d’un nouveau type, deuxième partie », Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 134, 2004, p. 127-154.
Québec, Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Un regard neuf sur le patrimoine culturel : révision de la Loi sur les biens culturels. Document de réflexion, Québec, Gouvernement du Québec, 2007, 74 p.