Croix de Victoria : récipiendaires canadiens-français
par Pépin, Carl
La Croix de Victoria (Victoria Cross) est une décoration militaire décernée pour un acte de bravoure remarquable, pour un acte de vaillance ou d'abnégation audacieux ou extraordinaire, ou pour un dévouement extrême à son devoir en présence de l'ennemi. Cette décoration britannique fut créée sous le règne de la reine Victoria et constitue la plus haute marque de reconnaissance attribuée à des militaires ou à des civils ayant servi dans les forces de l'Empire puis du Commonwealth britanniques. Trois militaires canadiens-français ont été décorés de la Croix de Victoria : le caporal Joseph Kaeble, le lieutenant Jean Brillant et le capitaine Paul Triquet.
Article available in English : Victoria Cross: French-Canadian Recipients
La Croix de Victoria
La Croix de Victoria est la plus haute distinction attribuée pour bravoure « en présence de l'ennemi » à des militaires ou à des civils membres des forces de l'Empire britannique et du Commonwealth. Cette médaille a préséance sur toutes les autres médailles, décorations et ordres civils et militaires dans le système honorifique britannique. La Croix de Victoria peut être décernée aux membres de tous les rangs. Tel que prescrit par la reine Victoria lors de sa création le 29 janvier 1856, son attribution ne doit tenir compte du grade, de l’appartenance ethnique, de la religion ou du statut social du récipiendaire.
La Croix de Victoria possède des particularités physiques uniques et aucune d'entre elles n'est identique. Elle est composée d’une croix pattée de fini brun foncé, aux dimensions de 41mm de hauteur par 36mm de largeur, coulée en principe du bronze de canons pris aux Russes lors de la guerre de Crimée (1853-1856). L'avers de la médaille présente un lion surmontant la couronne de Saint-Édouard avec l'inscription For Valour à la base. Au revers se trouve gravée dans un cercle en relief la date de l'acte accompli par le récipiendaire.
La monture est constituée d'une barrette de suspension droite ornée de feuilles de laurier à fentes intégrales sur l'avers. Au centre de la barrette est fixée une petite monture en "V" à laquelle est attaché un petit chaînon à un œillet en demi-cercle intégré à la branche supérieure de la croix pattée. Sont inscrits au revers de la barrette de suspension le nom du récipiendaire, son grade et le nom (ou numéro) de son régiment. Le ruban est cramoisi et a une largeur de 38mm. La Croix de Victoria a un poids de 27 grammes.
L'histoire d'une décoration: prestige et conditions d'attribution
Les conditions d'attribution de la Croix de Victoria suivent un processus rigoureux. Dans un premier temps, des critères généraux établissent le cadre d'attribution, à savoir que cette médaille est accordée en vertu d'un « [...] acte de bravoure remarquable, pour un acte de vaillance ou d'abnégation audacieux ou extraordinaire, ou pour un dévouement extrême à son devoir en présence de l'ennemi [...] » (NOTE 1), tel que défini dans l'ordonnance royale de 1856.
Cela établi, un candidat à l'obtention de la Croix de Victoria, qu'il soit vivant ou décédé, doit obtenir une recommandation d'un officier au niveau régimentaire ou d'un équivalent, le tout appuyé par les comptes-rendus de trois témoins directs de l'événement. Le dossier du candidat monte ensuite dans la hiérarchie militaire pour aboutir au Secrétaire d'État à la Défense (le ministre). À ce niveau, les formalités sont remplies et le monarque confirme l'attribution en apposant sa signature sur un document officiel. Les attributions de la Croix de Victoria sont ensuite publiées dans la London Gazette avec la citation officielle décrivant l'acte de bravoure.
À titre de plus haute distinction du Royaume-Uni, la Croix de Victoria a préséance sur toutes les autres décorations et titres militaires combinés. Ce statut de la Croix de Victoria fait en sorte qu'elle est toujours la première à être portée sur une rangée de décorations. Le récipiendaire est autorisé en toutes circonstances à apposer les initiales "V.C." à sa signature, et ces mêmes initiales ont préséance sur d'autres titres qu'il serait autorisé à inscrire. Depuis 1993, une Croix de Victoria canadienne a été créée en remplacement de la décoration britannique qui avait été abandonnée au début des années 1970. La nouvelle décoration a été pour la première fois dévoilée au public lors d'une cérémonie à Ottawa en 2008. Au moment de rédiger ces lignes, seulement 1 356 Croix de Victoria ont été décernées à 1 353 soldats (NOTE 2). Trois d'entre eux étaient des militaires canadiens-français.
Les faits d'armes
L'intérêt patrimonial pour la Croix de Victoria au Québec s'établit à travers l'interprétation et la commémoration des faits d'armes des trois récipiendaires canadiens-français que sont le caporal Joseph Kaeble, le lieutenant Jean Brillant et le capitaine Paul Triquet. Les deux premiers étaient membres du 22e bataillon (canadien-français) (NOTE 3) et reçurent la décoration à titre posthume en 1918. Quant au capitaine Triquet, il l'a reçue en 1943 dans les rangs du Royal 22e Régiment. Leurs actions demeurent des exemples patents de vaillance et d'héroïsme dans des situations tragiques.
Dans la nuit du 8 au 9 juin 1918, dans la région d’Amiens en France, le caporal Joseph Kaeble, un vétéran du 22e, est installé dans une tranchée en première ligne où il commande une section de mitrailleurs Soudainement, l’artillerie ennemie déverse pendant près d'une heure un feu incessant sur la tranchée tenue par Kaeble et ses hommes. Lorsque le tir cesse, Kaeble constate qu'il est le seul soldat indemne de sa section. Étourdi, déboussolé, il regarde dans le no man's land et voit des dizaines de soldats allemands approcher au pas de charge.
Le caporal Kaeble saute par-dessus le parapet en tenant son fusil-mitrailleur à la hanche. Il vide environ 20 chargeurs de 47 cartouches en direction de l'ennemi. Blessé plusieurs fois par des fragments d’obus et de bombes, il ne cesse de tirer. Puis, il tombe à la renverse dans la tranchée, grièvement blessé et les jambes brisées. Étendu sur le dos, il tire ses dernières cartouches par-dessus le parapet. Les Allemands reculent. Avant de s’évanouir, il hurle aux blessés qui l’entourent : « Tenez bon les gars! Ne les laissez pas passer! Il faut les arrêter! » Transporté à l’hôpital, le caporal Kaeble meurt de ses blessures le lendemain soir. Il est le premier militaire canadien de langue française à être décoré de la Croix de Victoria.
Cet événement somme toute isolé met en relief l’horreur des combats qu’endurent les soldats du 22e bataillon en 1918. Le 8 août, le bataillon participe à la prise de la ville d'Amiens. Dans le cadre de cette offensive, le bataillon est chargé de nettoyer certains villages des alentours. Pour l'occasion, il reçoit l'appui de sept chars d'assaut. Disposés en ordre de bataille, les officiers et soldats du 22e se lancent à l'attaque. Parmi les officiers qui mènent la charge se trouve le lieutenant Jean Brillant.
Au tout début de l’avance, Brillant remarque qu’une mitrailleuse ennemie tient en échec le flanc gauche de sa compagnie, gênant considérablement la progression. Il se précipite seul vers elle, s’en empare et tue les deux mitrailleurs. Bien que blessé au bras gauche, il refuse de se faire évacuer et revient au combat le lendemain. Commandant cette fois deux pelotons au cours d’un combat à la baïonnette et à la grenade, il capture 15 mitrailleuses et fait 150 prisonniers.
Blessé le 9 août à la tête, il refuse une fois de plus d'être évacué. Pendant la journée, il mène une charge contre un canon qui tire de plein fouet sur son unité. Atteint cette fois au ventre par des éclats d’obus, il poursuit tant bien que mal son avance vers la pièce convoitée. Épuisé, il s’écroule finalement pour ne plus se relever. S’accrochant à la vie dans un hôpital de campagne durant quelques heures, il meurt le lendemain. Par sa bravoure exceptionnelle dans l’accomplissement de son devoir, le lieutenant Brillant reçoit la Croix de Victoria à titre posthume. Au cours de cette bataille, le 22e bataillon perd 7 officiers et 262 hommes.
Les circonstances menant à la remise de la troisième Croix de Victoria à un militaire canadien-français se déroulent pendant la Seconde Guerre mondiale, sur le front d'Italie en décembre 1943. Dans les opérations en vue de préparer la capture de Rome, il faut sécuriser une série d’objectifs, dont la jonction des routes autour d’Ortona, près de la Mer Adriatique. Le Royal 22e Régiment hérite d'une mission visant à capturer un carrefour routier reliant Ortona au hameau de la Casa Berardi. Le secteur est occupé par des troupes d'élite que sont les parachutistes et les blindés de l'armée allemande. En ce 14 décembre 1943, la compagnie C est prête à l'assaut. Elle est commandée par le capitaine Paul Triquet, un militaire de carrière qui était sergent-major régimentaire au début de la guerre. Appuyée par un escadron de chars de l’Ontario Tank Régiment, la compagnie C attaque le point fortifié de la Casa Berardi.
Les difficultés commencent dès le début de l'assaut. Faisant face à un petit ravin fortement défendu de l'autre côté, le détachement de Triquet est soumis à un feu violent de mitrailleuses et de mortiers. Tous les officiers de la compagnie et 50% des hommes sont tués ou blessés dans les premiers instants. De plus, les manœuvres de l'ennemi isolent la compagnie C du reste du régiment. Voyant que la situation devient critique, le capitaine Triquet rallie ses hommes par ces mots : «Nous sommes encerclés. L'ennemi est en avant, en arrière et sur nos flancs. L'endroit le plus sûr, c'est l'objectif ».
À ce moment, la compagnie se trouve à 1 600 mètres de la Casa Berardi. Il ne reste qu'une trentaine d'hommes dont un officier et deux sergents pour les commander. Encerclé avant d'avoir atteint l'objectif, Triquet ordonne une seconde charge sur celui-ci. Suivi de ses hommes, il s'élance et enfonce la résistance ennemie. Au cours de cet engagement, quatre chars allemands sont détruits et plusieurs postes de mitrailleuses ennemis sont réduits au silence. En prévision d'une contre-attaque, le capitaine Triquet organise immédiatement sa poignée d'hommes en un périmètre défensif autour des chars d'assaut restants et transmet le mot d'ordre: «Ils ne passeront pas!».
Une contre-attaque allemande appuyée de chars d'assaut est déclenchée presque immédiatement. Le capitaine Triquet tire sur l'ennemi. L'officier est partout, encourageant ses hommes et dirigeant la défense. Ceux-ci utilisent toutes les armes qui leur tombent sous les mains. Cette attaque et celles qui suivent sont repoussées avec des pertes élevées. Isolés du reste du monde, le capitaine Triquet et sa petite troupe tiennent bon contre des forces supérieures en nombre. Le Royal 22e Régiment parvient finalement à rompre l'encerclement de sa compagnie C et la Casa Berardi est capturée.
Lorsqu'elle est relevée le lendemain, la compagnie C ne compte plus que 15 hommes et une poignée de blindés canadiens. La Casa Berardi a été prise sous la direction inspirée du capitaine Triquet. Ce faisant, la route pour l'attaque contre l'embranchement vital d’Ortona est dégagée, ce qui ouvre ultimement la voie vers Rome. Pour son héroïsme, le capitaine Triquet est décoré de la Croix de Victoria. On lui apprend ensuite que sa compagnie a eu 23 soldats tués et 107 blessés.
Mise en valeur de l'héroïsme: les récipiendaires canadiens-français
Quelques éléments tangibles témoignent d’une volonté de commémorer les exploits de ces héros. On trouve aujourd’hui des rues Kaeble ou Joseph-Kaeble à Québec, Rimouski et Sayabec, de même qu’un mont Kaeble à proximité de la Base des Forces Canadiennes Valcartier, et un lac Kaeble dans la réserve faunique des Laurentides. À Montréal, la rue Jean-Brillant est une artère importante au cœur du campus de l’Université de Montréal. De plus, des bâtiments publics ont également baptisés en leurs noms. Par exemple, la Maison Paul-Triquet, qui a ouvert ses portes en 1987 à Québec, est un centre d’hébergement rattaché au Centre hospitalier universitaire de Québec qui est financé par Anciens Combattants Canada et accueille des anciens combattants pour des soins de longue durée. Des monuments, statues, plaques et diverses inscriptions entretiennent également leur souvenir.
Le Monument aux valeureux à Ottawa qui commémore l’action marquante de 14 militaires dans l’histoire du Canada comprend des bustes du caporal Joseph Keable et du Major Paul Triquet. La Croix de Victoria est aussi gravée en évidence sur les pierres tombales de Jean Brillant et Joseph Keable situées respectivement dans les cimetières de Wancquetin et de Villiers-Bretonneux en France. Le Musée du Royal 22e Régiment à la Citadelle de Québec conserve précieusement les Croix de Victoria de ses membres récipiendaires et une exposition en ses murs raconte cette épopée. Les cendres du major Paul Triquet reposent également à la Citadelle, au Mémorial du Royal 22e Régiment. Les mess des officiers et des adjudants et sergents à la Citadelle entretiennent chacun leur Galerie des Croix de Victoria où sont exposés des portraits et peintures des récipiendaires.
Un autre élément de la mise en valeur patrimoniale des souvenirs attachés à la Croix de Victoria est constitué du cours d'« endoctrinement régimentaire » donné chaque année par l'historien officiel du Royal 22e Régiment. Les faits d'armes y sont racontés et analysés en présence des élèves futurs officiers du Régiment, le tout dans le but de transmettre un esprit de corps. Pour sa part, le ministère canadien des Anciens combattants publie et met à jour une variété de documents et d'outils pédagogiques racontant les exploits de ces militaires.
Carl Pépin
Ph. D., Historien
NOTES
1. « [...] most conspicuous bravery, or some daring or pre-eminent act of valour or self-sacrifice, or extreme devotion to duty in the presence of the enemy [...]. »
2. Trois soldats ont obtenu la Croix de Victoria à deux reprises.
3. Cette unité dissoute en 1919 devint dans les années 1920 le Royal 22e Régiment.
BIBLIOGRAPHIE
Bernier, Serge, Le Royal 22e Régiment, 1914-1999, Montréal, Art global, 1999, 455 p.
Brazier, Kevin, The Complete Victoria Cross : A Full Chronological Record of All Holders of Britain's Highest Award for Gallantry, Barnsley (R.-U.), Pen and Sword Military, 2010, 406 p.
Chaballe, Joseph (colonel), Histoire du 22e bataillon (canadien-français), t. I : 1914-1919, Montréal, Éditions Chantecler, 1952, 415 p.
MacFarlane, John, Triquet's Cross : A Story of Military Heroism, Montréal, McGill-Queen's University Press, 2009, 250 p.
Mulholland, John, et Alan Jordan, Victoria Cross Bibliography, Londres, Spink & Son, 1999, 236 p.
Reynolds, Ken, Pro valore : la Croix de Victoria canadienne, Ottawa, Ministère de la Défense nationale, s. d., 60 p.
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Photos
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Buste de Paul Triquet
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