Cinéma direct et l'ONF
par Delisle, Martin
Le cinéma direct a profondément marqué l’histoire du 7e Art. Grâce à du matériel de tournage plus léger disponible au cours des années 1950, les documentaristes ont pu s’approcher de leurs sujets et rendre leurs films plus vivants et personnels. En même temps, ces sujets devenaient plus authentiques, plus « vrais », au point qu’on a parfois qualifié ce courant de « cinéma-vérité ». Les cinéastes de l’Office national du film du Canada ont grandement contribué à son développement, particulièrement à la fin des années 1950 et dans les années 1960. Ils ont donné à cette forme cinématographique ses lettres de noblesse en réalisant des films incontournables tels Les raquetteurs, La lutte et Pour la suite du monde. On reconnaît aujourd’hui l’importance des principaux créateurs du cinéma direct au Canada, tels Michel Brault et Pierre Perrault. Les cinéastes qui ont participé à la création de ce mouvement ont légué au monde un nouveau langage cinématographique qui sert encore de référence en 2010, alors que le fruit de leur travail se trouve abondamment documenté par de nombreux écrits et des coffrets de compilation des films des cinéastes les plus connus.
Article available in English : Direct Cinema and the National Film Board
Historique
La forme du documentaire date des tous débuts du cinéma. Quand les frères Lumière commencent à filmer dans les années 1890, ils captent les événements de la vie quotidienne et réalisent les premiers reportages cinématographiques, par exemple La sortie de l’usine Lumière à Lyon, ou L’arrivée d’un train à la gare de La Ciotat.
Suivent deux autres figures emblématiques du cinéma documentaire. Dziga Vertov (1896 -1954), en Union Soviétique, réalise les premières actualités filmées dans les années 1918 et 1919 sous le nom de Kino-Pravda (Ciné-Œil). L’explorateur américain Robert Flaherty (1884 – 1951) est le premier à vivre et à se rapprocher des gens avant de commencer à les filmer dans leur vie quotidienne; ce faisant, il annonce la « docufiction. » Sous le prétexte de documenter, il ajoute parfois des éléments de fiction dans la vie de ses protagonistes pour la rendre plus captivante. Flaherty a ouvert la voie au cinéma direct. Pierre Perrault reprendra cette technique une trentaine d’années plus tard, en demandant aux gens de l’Île-aux-Coudres de recréer la pêche au marsouin (Pour la suite du monde).
Robert Flaherty influence John Grierson (1898 – 1972), un Écossais venu étudier le cinéma à Hollywood. C’est lui qui, traitant du film Moana de Flaherty dans un article en 1926, lui applique le terme « documentaire »; il développe ensuite ses propres principes sur ce genre cinématographique. Rentré au Royaume-Uni, Grierson réalise en 1929 Drifters, sur la dure vie des pêcheurs de harengs dans la mer du Nord. Ce film se distingue par sa représentation unique de la vie de travailleurs. Grierson abandonne la réalisation tout de suite après et, avec un groupe de jeunes réalisateurs dont il devient le producteur, il se consacre à la production de films à caractère social sous les auspices du General Post Office (GPO). Cependant, il ne néglige pas pour autant pas l’aspect esthétique et le mouvement documentariste qu’il développe contribue grandement à l’essor du cinéma britannique.
La réputation de Grierson est telle qu’en 1938, le gouvernement canadien l’invite à venir faire un état des lieux de la production cinématographique canadienne. De son rapport et sur sa recommandation, le gouvernement crée l’Office national du film du Canada, dont il devient le premier commissaire.
À l’ONF, Grierson entreprend un travail d’information et de propagande. Il profite des années de guerre (1939-1945) pour insuffler un sentiment d’appartenance et d’unité au peuple canadien à travers de courts documentaires. Les films de la série Canada Carries On sont diffusés au Canada, alors que ceux de The World In Action le sont aux Etats-Unis; ensemble, ils attirent des millions de personnes dans les salles de cinéma.
Quand Grierson quitte l’ONF en 1945, il y laisse un héritage indélébile. Il a préparé le terrain pour l’essor du documentaire en mettant en place de jeunes cinéastes capables et dynamiques, venus du Royaume-Uni à son appel, ou issus de divers milieux culturels canadiens. Il a créé un modèle d’institution publique de production cinématographique unique en son genre.
Après son départ, les cinéastes cherchent leur propre voix en tentant de briser le moule des documentaires bien structurés avec une narration pour fil conducteur. Colin Low est l’un des premiers à se démarquer, avec un court-métrage sur le dressage des chevaux dans une ferme de l’Alberta, Corral (1954). Low pense d’abord qu’il doit intégrer une longue narration pour expliquer le processus du dressage, mais son producteur Tom Daly, qui monte aussi le film, lui prouve le contraire. Ce film est sobrement construit avec, comme trame sonore, une musique d’Eldon Rathburn, composée pour deux guitaristes de jazz sur des mélodies western. En outre, ce film représente un tournant technique, puisqu’il s’agit du premier documentaire à être tourné avec une caméra légère placée sur un trépied à tête gyroscopique. Plusieurs plans ont même été exécutés à l’épaule par Wolf Koenig, le directeur photo, ce qui était impensable avec les appareils plus lourds des années précédentes.
La série Candid Eye
Tom Daly, entré à l’ONF en 1940, puis il est nommé producteur exécutif de la « Unit B » en 1951. Autour de lui gravitent des réalisateurs et des artisans talentueux. Les principaux, Terence Maccartney-Filgate, Wolf Koenig et Roman Kroitor, se partagent la production, la réalisation, le montage et la cinématographie. Parmi les autres membres de cette équipe, on compte plusieurs Canadiens-français, dont les caméramans Georges Dufaux et Michel Brault.
Koenig et Kroitor se réclament beaucoup de la démarche artistique du photographe Henri Cartier-Bresson qui consiste à saisir la réalité sur le vif, en allant au-delà de l’actualité filmée pour tenter de fouiller la réalité en profondeur. Ils travaillent avec du matériel portatif, tant pour l’image que pour le son, afin de se déplacer et de tourner de façon plus dynamique.
Avec l’avènement de la télévision en 1952, l’ONF entreprend la production de films uniquement destinés à ce médium. La toute première série, On the Spot, se compose de courts documentaires, chacun portant sur un aspect de la vie au Canada. Elle est suivie de la série Perspective, un mélange de documentaires et de films de fiction qui traitent de problèmes contemporains au Canada d’une durée de 30 minutes chacun. Les toutes premières séries télévisuelles en français sont produites plus tard, soit Sur le vif et Passe-partout.
Cependant, la série qui entre dans les annales du cinéma documentaire est celle de Candid Eye. Composée de treize documentaires, d’une durée variant entre 24 et 30 minutes, elle est diffusée sur les ondes de la CBC (chaîne anglaise de Radio-Canada) à l’automne de 1958 et 1959. Cette série fait la gloire de l’ONF, car celle-ci a des répercussions partout dans le monde, tant pour son contenu – des films à caractère social – que pour sa forme – des tournages avec une caméra mobile et une tentative d’utilisation du son synchrone.
Le cinéma direct
En 1956, l’ONF déménage son quartier général à Montréal. Il s’y crée alors une équipe francophone. Composée de plusieurs membres qui ont déjà travaillé à l’ONF, particulièrement à la série Candid Eye. D’autres viennent d’horizon divers : le théâtre, la radio ou la télévision. Ces jeunes créateurs portent sur le monde un regard différent de celui de leurs collègues anglophones et ne partagent pas non plus leur approche du tournage. Michel Brault, par exemple, rejette l’usage du téléobjectif pour filmer les gens, tel qu’ont l’habitude de le faire ses collègues de la « Unit B ». Il privilégie l’usage d’une caméra à courte focale afin de se rapprocher du sujet et pouvoir capter l’imprévu.
Candid Eye a débroussaillé le terrain pour les jeunes cinéastes de l’équipe française. Ils s’inspirent de cette approche du documentaire qui tente de briser les barrières et les contraintes du genre. Toutefois, ils veulent aller encore plus loin.
Cette différence apparaît dans le court-métrage Les raquetteurs (1958), une co-réalisation de Gilles Groulx et Michel Brault. On considère ce film comme le précurseur de ce que l’on viendra à nommer le « cinéma direct ». La caméra se mêle aux protagonistes du film, elle les suit et les observe. L’ingénieur de son, Marcel Carrière, tente une première prise de son synchrone en direct. Ce film, qui a failli aboutir dans les poubelles car il a été jugé de piètre qualité par la haute direction de l’ONF, marque un tournant incontestable dans l’histoire du documentaire. Il révolutionne à jamais les techniques de tournage et il démontre que l’on n’a pas besoin de pauses musicales ou de narration ampoulée pour raconter une histoire ou montrer un fait vécu. Ce film remporte d’ailleurs à Florence, en 1960, la Médaille d’argent décernée par la Radio italienne au Festival dei Populi (festival international de documentation sociale).
Cette nouvelle façon de tourner donne des armes aux jeunes créateurs de l’équipe française qui tentent de se libérer du carcan institutionnel de l’ONF – qui est longtemps resté pour eux le National Film Board of Canada. Ils jugent ses méthodes de tournage vieillottes et contraignantes. Le Canada, en tant que figure emblématique et objet de tant de documentaires sur sa beauté, ses parcs et sa mythologie, ne les intéresse pas. Ils veulent s’approcher des gens et créer des liens que le spectateur partagera par-delà l’écran et la salle de cinéma. De surcroît, ils insistent pour parler des gens « de chez nous », du Canada français. La notion de cinéma « québécois » pointe à l’horizon, dans son essence nationaliste. La lutte avec l’administration de l’ONF, à l’époque encore très anglophone, ne se fait pas sans heurt. Lorsqu’ils soumettent un projet de film, on exige d’eux un scénario et un découpage technique précis rédigés en anglais, alors qu’un synopsis avec quelques données techniques suffit à ces jeunes cinéastes. Pied à pied, ceux-ci prennent leur place et imposent un cinéma – dont on ne comprend pas encore toutes les portées esthétique, historique et politique – dans lequel ils se reconnaissent et dont ils ne cessent d’explorer le fond et la forme.
Ainsi, après Les raquetteurs, vient une série de films pour la télévision qui montrent divers aspects de la vie au Québec; ces films commencent à tracer un portrait intime de ses habitants, jamais encore montré à l’écran. Parmi eux, se distinguent particulièrement La lutte (Claude Jutra, Claude Fournier, Marcel Carrière, Michel Brault, 1961), Golden Gloves (Gilles Groulx, 1961), À Saint-Henri le 5 septembre (Hubert Aquin, 1962) et Bûcherons de la Manouane (Arthur Lamothe, 1962). Nous sommes alors loin de la vision édulcorée et idéalisée, présentée jusqu’à maintenant dans les films de l’Office national du film.
À la même époque, on tente de repousser les limites de la technique, car ce genre de cinéma exige un équipement léger et facile à manipuler. Une recherche poussée est entreprise pour développer une caméra qui peut se porter à l’épaule et être reliée à un magnétophone pour établir une synchronisation en direct entre l’image et le son. Si Michel Brault est chef de file dans cette recherche, d’autres, comme certains caméramans de la série Candid Eye, l’ethnologue-cinéaste français Jean Rouch, le directeur photo des premiers films de Godard, Raoul Coutard, et le documentariste américain Richard Leacock, y ont aussi contribué à divers niveaux.
Le monde découvre ce cinéma dans les festivals ou les séminaires sur le documentaire. C’est ainsi que Michel Brault rencontre Jean Rouch en 1959 et qu’ils se reconnaissent dans leur vision et leur besoin de filmer la vie telle qu’elle est. De là naît une collaboration entre ces deux hommes qui les mène à tourner un film en Afrique, puis Chronique d’un été (1961), durant lequel Brault expérimente une nouvelle caméra à la demande de Rouch.
Cette nouvelle forme d’écriture cinématographique permet à Pierre Perrault de mettre en images un travail de recherche basé sur la parole des habitants de l’Île-aux-Coudres. Avec Brault comme co-réalisateur, il entreprend en 1962 le tournage du premier long-métrage documentaire de cinéma direct, Pour la suite du monde. Dans celui-ci, il incite les pêcheurs de l’île à recréer une pêche au marsouin comme il s’en faisait annuellement jusqu’en 1924. Pour bien s’intégrer aux gens qu’ils veulent filmer, la petite équipe de tournage vit sur l’île et partage la vie ordinaire de ses habitants. Ces derniers s’habituent à la présence des cinéastes qui, en retour, apprennent à mieux connaître leurs sujets. De cette façon, ils peuvent identifier et mettre en valeur les personnes qui passent le mieux à l’écran. Ce film n’aurait pu se faire sans une caméra portée à l’épaule et branchée à un magnétophone portatif. On n’aurait jamais pu saisir avec une telle efficacité la spontanéité des échanges, la vivacité des regards et l’intensité de l’instant présent. Cela a fait de Pour la suite du monde une œuvre phare du cinéma documentaire mondial. Ce film représente certainement la consécration de l’équipe française de l’ONF (NOTE 1).
L'héritage
Dès 1962 et, plus particulièrement entre 1964 et 1966, les cinéastes les plus talentueux qui ont participé à l’essor du cinéma direct quittent l’ONF, préférant la liberté d’expression du privé. Beaucoup reviendront au fil des ans, mais comme contractuels, pour un film spécifique. Les uns n’abandonnent pas le documentaire, d’autres se tournent vers la fiction. Certains, même, alternent entre la réalisation de films documentaires et de films de fiction.
Beaucoup de ces cinéastes ont enrichi le patrimoine culturel québécois et canadien par des œuvres importantes que l’on trouve encore plaisir à regarder et intérêt à étudier. Cela devient d’autant plus facile que l’ONF a compilé les œuvres de plusieurs d’entre eux dans des coffrets DVD pour les rendre plus accessibles. Ainsi, tout récemment, l’œuvre intégrale de Pierre Perrault a été mise en marché en cinq volumineux coffrets richement documentés.
Par leur approche audacieuse au fond et à la forme cinématographique, Brault, Fournier, Godbout, Jutra, Perrault et d’autres ont depuis longtemps influencé, voire motivé, de jeunes réalisateurs. Encore aujourd’hui, tant au Canada qu’à l’étranger, une nouvelle génération de créateurs se réclame de cette formidable école documentaire et tente à sa manière d’expérimenter et de contribuer à ce mouvement cinématographique. L’héritage du cinéma direct est considérable. Plusieurs œuvres de ce courant cinématographique constituent de précieux éléments de notre patrimoine.
Martin Delisle
Consultant, contenu et programmation de films
NOTES
1. Tous les films de l’ONF cités dans cet article peuvent être visionnés sur le site de l'ONF [en ligne], http://www.onf.ca.
BIBLIOGRAPHIE
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Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
Vidéo
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Extrait de Pour la suite du Monde Cet extrait de Pour la suite du Monde de Pierre Perrault et Michel Brault, présente la capture d’un béluga par des habitants à l’île aux-Coudres en 1963, une pêche abandonnée 38 ans plus tôt. Le béluga, ou marsoin, selon l’appellation traditionnelle, est fait prisonnier dans un enclos de perches plantées dans le sol. Les insulaires sont heureux et émus de leur capture, ils admirent l’animal et le transportent fièrement dans une chaloupe jusqu’au rivage. Ce béluga sera finalement conduit dans un aquarium public de New-York.
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Durée : 4 min 34 sec
Photos
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À Saint-Henri le cinq
septembre -
À Saint-Henri le cinq
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Bûcherons de la Manou
ane -
Bûcherons de la Manou
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Marcel Brault dans le
tournage de Po... -
Michel Brault et Pier
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Pilgrimage (Candid Ey
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