Fort Jacques-Cartier : un site oublié

par Santerre, Simon

 

Vue du fleuve Saint-Laurent a marée basse, a partir du sommet du cap sur lequel est construit le fort Jacques-Cartier

Construit à la hâte au lendemain de la prise de la ville de Québec par l’armée britannique en 1759, le fort Jacques-Cartier fut un quartier d’hiver, ainsi qu’un lieu d’entreposage important pour l’armée française postée dans la région de Québec. Il fut aménagé avec des ressources matérielles et financières limitées et les modes de construction employés, témoins de cette réalité, en font un exemple unique en Amérique. Il s’agit là de la seule fortification de campagne française construite pendant la guerre de Sept Ans et dont il nous reste des traces archéologiques tangibles. Aujourd’hui, le cap sur lequel le fort est construit est en proie à une importante érosion et l’intégrité du site est menacée. Déjà, certains vestiges ont été emportés au bas du cap et ces dommages sont irréversibles.


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L’état actuel du fort Jacques-Cartier

Photographie aérienne du fort Jacques-Cartier

Le fort Jacques-Cartier a été construit il y a plus de 250 ans sur un cap sableux s’élevant sur environ 30 mètres au-dessus du fleuve Saint-Laurent. Ce promontoire se trouve sur la rive Nord du fleuve Saint-Laurent à l’ouest de la ville de Québec, à l’embouchure de la rivière Jacques-Cartier. Le site présentait à l’époque plusieurs avantages qui y justifièrent l’implantation d’une fortification. Il offre notamment une vue imprenable sur ces cours d’eau et les environs, permettant ainsi d’y déceler aisément l’arrivée d’un navire ennemi. On y appréciait notamment la difficulté d’approche par le côté est, protégé par la Jacques-Cartier.

Les embrasures à canon du fort Jacques-Cartier

Aujourd’hui, les vestiges du fort sont perceptibles à travers la végétation. À l’entrée, on y distingue un fossé qui, à l’époque, renforçait les défenses du côté nord, lequel avait été jugé le plus exposé à l’ennemi. Du côté est, on remarque une bande de terre surélevée qui longe le cap sur environ 300 mètres, et ce, jusqu’à la pointe du fort faisant face au fleuve. Là, ce monticule est percé de sept ouvertures créant une série de petites buttes. Cet ensemble correspond au parapet du fort, percé à la pointe sud par une série d’embrasures à canons. Les fouilles archéologiques effectuées sur le site en 2004 ont notamment permis la mise au jour des assises des plateformes à canons. Rudimentaires, elles étaient constituées d’assemblages de pierres posés sur le sol. Tout juste devant le parapet, les militaires avaient façonné la pente du cap afin d’aménager une escarpe. Les données archéologiques suggèrent que les surplus de terre ainsi retirés ont été remontés afin de servir à la construction du parapet. Ce façonnage a laissé une berme au bas de l’escarpe qui a probablement servit de chemin de ronde.

Le cap sur lequel est construit le fort, on y remarque une forte érosion

Au sud, on remarque que le site a subi d’importants dommages causés par l’effritement du cap. Le parapet de ce front de fortification n’existe plus et une partie des assises des plateformes à canons a aussi été emportée. Du côté ouest, le parapet est plus ténu et le chemin de ronde est à peine perceptible. Le terrain y aurait fait l’objet d’un arasement vers les années 1950. À la pointe nord du site, le demi-bastion situé à l’est a été arasé afin de faire place à un terrain de tennis, qui n’a toutefois pas vu le jour, et à la route Notre-Dame qui tronque sa pointe.

 

L’histoire du fort Jacques-Cartier

C’est au lendemain de leur défaite sur les Plaines d’Abraham que les troupes françaises se retirèrent vers la rivière Jacques-Cartier, laissant la ville au soin de Ramezay, responsable de ses défenses. L’embouchure de la rivière était, à ce moment, dotée d’un dépôt d’approvisionnement et de quelques fours. Alors que les Français s’y réorganisaient afin de tenter une contre–attaque, Ramezay capitula et les troupes britanniques investirent la ville. Les autorités françaises décidèrent de construire un retranchement afin de faire entrer les troupes en quartier d’hiver.
L’emplacement choisi fut celui de l’embouchure de la Jacques-Cartier. Dès le 24 septembre 1759, le chevalier de Lévis supervisa lui-même les travaux des retranchements qu’il avait conçu. Plus de 200 hommes travaillèrent à la construction de cette fortification de terre caractérisée par un tracé irrégulier en crémaillère ceinturant le cap et fermé, au nord, par un ouvrage à corne (NOTE 1). Le front de fortification nord aurait été renforcé d’une palissade et d’une demi-lune. D’après une description du Britannique John Knox, les défenses du fort auraient été complétées par des abattis, disposés sur tout les autres fronts, du sommet jusqu’au bas du cap.

Détail d'un plan d'époque du fort Jacques-Cartier conservé au British Museum. Dessiné en 1761 par Pittman et copié par Pettigrew

La construction des défenses du fort se termina autour du 26 décembre 1759 et Lévis en laissa le commandement au major général Jean-Daniel Dumas. Ce dernier fut chargé de superviser la construction des aménagements intérieurs. D’après les données historiques, iconographiques et archéologiques, il semble que le fort ait été doté de baraquements, situés au nord-ouest, afin d’y loger les soldats en poste. Une portion de l’une de ces baraques a été découverte lors des fouilles de 2004. Il semblerait que les murs de ces petits logis aient été constitués de terre séchée et que des cheminées, aussi de terre, étaient imbriquées à ces murs. Les conditions de logement au fort Jacques-Cartier témoignent grandement de l’état dans lequel se trouvaient les ressources de la colonie. L’armée française devait bâtir avec les moyens du bord. En plus des baraques, le fort était doté de corps de garde, situés de part et d’autre de la porte, d’une poudrière et d’une boulangerie, toutes deux situées à la pointe sud. D’ailleurs, un incendie frappa la boulangerie au cours du printemps de 1760 et l’on craint alors pour la poudrière, qui fut tout de même épargnée.
Ainsi, au cours de l’hiver 1759-1760, les troupes françaises postées à Jacques-Cartier et dans les environs de Québec s’employèrent aux préparatifs d’une contre-attaque destinée à reprendre la capitale. À la fin avril, les forces armées françaises se rassemblèrent au fort Jacques-Cartier et, fortes de plus de 7 000 hommes, se dirigèrent vers Québec. Le 27 avril, se déroula la bataille de Sainte-Foy. Les troupes françaises, victorieuses, entreprirent le siège de la ville. Le fort Jacques-Cartier servit alors de centre de distribution et de ravitaillement.
Le siège sur Québec dût cependant être levé, le 17 mai, faute de ressources. Les troupes françaises retraitèrent donc à nouveau au fort Jacques-Cartier et la situation aux frontières du corridor Richelieu/Lac Champlain devint plus inquiétante. Une petite garnison fut laissée au fort et l’essentiel des forces militaires se dirigèrent au sud de la colonie.

Trois armées britanniques convergèrent simultanément vers Montréal. Des navires passèrent, le 15 juillet, devant le fort Jacques-Cartier, malgré quelques tirs de canon qui ne les atteignirent pas. Le 16 août, le fort de l’Île aux Noix fut abandonné après un siège de 8 jours. Le fort Lévis subit le même sort quelques jours plus tard et finalement, le 8 septembre 1760, Montréal capitula. Deux jours plus tard, les Britanniques évacuèrent la garnison de Jacques-Cartier laquelle fut conduite à Québec, puis retournée en France.

Le fort Jacques-Cartier fut donc abandonné en cette année 1760 et fut partiellement démantelé par la population locale désireuse de récupérer les matériaux. Une partie de ceux-ci, dont le bois, étaient destinés à la construction de l’église de Cap-Santé avant d’être réquisitionnés par les troupes françaises. Mis à part les quelques bouleversements mentionnés précédemment, érosion et arasement de certains secteurs, le fort Jacques-Cartier constitue le seul exemple toujours intègre d’une fortification temporaire française construite au cours de la guerre de Sept Ans (NOTE 2). Il est donc un témoin unique de cette période et les recherches archéologiques qui y ont été menées à ce jour constituent une source de données sans pareil sur ce type de fort.

 

Le fort Jacques-Cartier dans la mémoire

Le site du fort Jacques-Cartier était méconnu jusqu'à tout récemment et son histoire ne nous avait été racontée que par des historiens amateurs, dont l’abbé Félix Gatien dans son ouvrage portant sur Cap-Santé, publié pour la première fois en 1830. L’abbé Gatien y raconte notamment le récit héroïque d’une bataille longue de cinq heures, qu’aurait livrée la garnison du fort avant de le céder aux Anglais et ce, seulement après avoir mérité les honneurs de la guerre. Dans cette version des faits, le marquis d’Albergatti Vezza, en charge du fort à ce moment, et un habitant de la région du nom de Joseph Lamotte jouèrent les héros. Joseph Lamotte se serait exposé aux tirs ennemis afin de sauver un canon oublié à l’extérieur du fort alors que d’Albergatti Vezza aurait refusé de rendre le fort avant de l’avoir défendu jusqu’au bout. L’abbé Gatien concluait alors son récit en affirmant « que le fort Jacques-Cartier fut la dernière place du pays qui se rendit aux Anglais, et encore ne fut-il rendu que lorsqu’il fut attaqué par une force à laquelle ceux qui le défendaient n’avaient aucun espoir de pouvoir résister ».

L'archéologue Jacques Guimont fait la présentation des découvertes des fouilles archéologiques de 2004 au public

Cependant, selon l’officier britannique John Knox, lorsque le colonel Frazer se présenta devant les portes du fort avec des troupes fortes de 700 hommes et une artillerie considérable, la garnison française se serait rendue sans conditions. D’ailleurs, l’abbé Gosselin, qui fut curé de Cap-Santé et historien amateur, compléta les travaux de son prédécesseur, l’abbé Gatien, en y ajoutant cette version des faits plus nuancée.
Pourtant, malgré cette rectification de l’abbé Gosselin, le mythe survécut. D’ailleurs, Clément Dussault, dans un article sur le fort Jacques-Cartier publié en 1946, souligne que le fort constituait le dernier nid de résistance de la colonie. Il ajoute que « nos braves habitants se battent sept contre un, et forcent les Anglais à décrocher eux-mêmes le seul drapeau fleurdelisé flottant encore sur une redoute canadienne ». Il conclut en soulignant qu’au moment où Lévis se voit refuser les honneurs militaires à Montréal, « le petit poste de Jacques-Cartier, qui ne se soumit qu’après avoir épuisé toutes ses munitions, se voit GRANDI par ses ennemis même. La grande histoire est injuste en ne lui en donnant pas le crédit ».

Cependant, toute comparaison entre la reddition de Montréal, et par le fait même de la colonie, avec celle du fort Jacques-Cartier reste malhabile. Dans les faits, si les honneurs de la guerre n’ont pas été accordés lors de la reddition de Montréal, c’est parce que les Anglais désiraient venger les atrocités commises par les Français, particulièrement lors de l’épisode du fort William-Henry. Au fort Jacques-Cartier, par contre, tout était terminé et les honneurs de la guerre furent probablement accordés pour en terminer rapidement, plutôt qu’à la suite d’un héroïque combat. Bien qu’aujourd’hui, le fort Jacques-Cartier et son histoire soient mieux connus, la légende de ces exploits demeure bien vivante dans les mémoires.

Les Miliciens et Réguliers du Marquis de Montcalm, en pleine démonstration lors d'une journée porte ouverte

Le fort a été classé site historique en 1978, mais il ne fait actuellement l’objet d’aucune mise en valeur puisqu’il se trouve sur une propriété privée. Il n’a été ouvert qu’à de rares occasions au cours des dernières années, notamment à la suite des fouilles archéologiques de 2004. Une journée porte ouverte a alors été organisée par la MRC de Portneuf, en collaboration avec les archéologues et les propriétaires du site. Plus de 300 visiteurs ont pu y apprécier les découvertes et les vestiges du fort. Un peu plus tard, la même année, dans le cadre des fêtes du 325e anniversaire de Cap-Santé, les Miliciens et Réguliers du marquis de Montcalm, un groupe d’amateurs de l’histoire de la Nouvelle-France, en collaboration avec les propriétaires du site et la municipalité de Cap-Santé, y ont organisé une fin de semaine d’activités au cours de laquelle les visiteurs ont pu assister à des ateliers et des reconstitutions historiques.

Afin de faire connaître le site au public et de conscientiser la population à sa richesse patrimoniale, il est à souhaiter que de telles initiatives soient poursuivies dans le futur. Quant à la conservation du fort, des travaux de consolidation devraient être entrepris dans la portion sud afin de contrôler les effets de l’érosion. Et finalement, vu la richesse du site, il est à souhaiter que de nouvelles fouilles archéologiques y soient entreprises et que des nouvelles données stimulent l’intérêt vers une véritable mise en valeur.



Simon Santerre

Archéologue

 

 

NOTES

1. Ce type de front de fortification se compose de deux demi-bastions reliés par une courtine, d’où la ressemblance avec des cornes.

2. Les fortifications temporaires de l’île aux Noix et du fort Lévis, toutes deux démolies, ont aussi été construites à cette époque, mais les traces archéologiques qui en subsistent sont infimes.

 

BIBLIOGRAPHIE

Anderson, Fred, Crucible of War : The Seven Years’ War and the Fate of Empire in British North America, 1754-1766, New York, First Vintage Books Edition, 2000, 862 p.

Belleau, Richard, « Le fort Jacques-Cartier : une situation précaire », Continuité, no 20, été 1983, p. 42-43.

Charbonneau, André, Les fortifications de l’île aux Noix : reflet de la stratégie défensive sur la frontière du Haut-Richelieu aux XVIIIe et XIXe siècles, Ottawa, Lieux historiques nationaux, Parcs Canada, Ministère du Patrimoine canadien, 1994, 390 p.

Dussault, Clément T., « Le fort Jacques-Cartier », dans Damase Potvin, Fossembault, Québec, s. n., 1946, p. 99-102.

Gatien, Félix, Histoire du Cap-Santé depuis la fondation de cette paroisse en 1679 jusqu’à 1830, continuée par l’abbé David Gosselin depuis 1830 à 1887 et par l’abbé J.-Albert Fortier depuis 1887 à 1955, Québec, Charrier et Dugal, 1955, 332 p.

Morisset, Gérard, Le Cap-Santé, ses églises et son trésor, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1980, 401 p.

Santerre, Simon, Histoire et archéologie du fort Jacques-Cartier, 1759-1760 : son rôle dans la défense de la colonie après la prise de Québec [en ligne], mémoire de maîtrise, Université Laval, Québec, 2008, 212 f., http://www.theses.ulaval.ca/2008/25284/25284.pdf.

 

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