Temps des sucres au Québec
par Gauthier, Serge
À chaque printemps au Québec, depuis les origines de l’établissement français en Amérique du Nord, a lieu la traditionnelle récolte de l’eau d’érable en vue de fabriquer le célèbre sirop d’érable. Autrefois artisanale, la récolte de l’eau d’érable se fait aujourd’hui grâce à des procédés industriels. Au-delà de l’image folklorique qui lui est souvent rattachée, il s’impose maintenant comme un produit commercial reconnu et fort apprécié tant à l’échelle nationale qu’internationale. Avec 74% de la production mondiale de sirop d’érable, le Québec domine le marché international où se retrouvent également des producteurs de l’Ontario, des maritimes et des États-Unis, tout particulièrement de la région de la Nouvelle-Angleterre. Néanmoins, les traditions anciennes sont toujours de mise et le repas à la cabane à sucre fait partie des événements coutumiers encore fort populaires dès l’arrivée du printemps au Québec.
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Un produit distinctif
Le sirop d’érable est un produit typique du Canada français. La forte présence de l’érable à sucre (Acer saccharum), mais aussi de l’érable noir (Acer nigram) et de l’érable rouge (Acer rubrum) en Amérique du Nord-Est explique la grande capacité de production de cette région du monde. Hormis quelques apports liés à la modernité, le procédé de fabrication du sirop d’érable demeure assez semblable à ses origines. Il faut idéalement exploiter des érables ayant plus d’une quarantaine d’années. Une fois l’arbre entaillé, la sève (appelée «l’eau») est recueillie. Celle-ci contient 2 à 3% de sucre, qui sera concentré par évaporation puis par ébullition, jusqu’à l’obtention du sirop. De nos jours, le sirop d’érable est classé par catégories : extra clair (AA), Clair (A), Moyen (B), Ambré (C), Foncé (D) et peut recevoir une certification biologique. Les normes sont sévères mais permettent d’assurer la qualité du produit et sa distribution sur une grande échelle.
Le sirop d’érable fait partie de la cuisine québécoise traditionnelle à laquelle il confère un goût caractéristique et distinct, mais aussi de la haute gastronomie actuelle, qui utilise ses diverses déclinaisons pour créer des plats originaux. Le sirop d’érable est employé dans de nombreux plats traditionnels de la cuisine québécoise comme les fèves au lard ou le jambon. Les produits dérivés du sirop d’érable sont également nombreux. Il y a la tire d’érable, obtenue en faisant chauffer du sirop pour le rendre plus ferme et qui se consomme, à la cabane à sucre, étendue chaude sur la neige et enroulée à un bâton. Le beurre d’érable, un fondant du sirop, sert de pâte à tartiner. Sous forme cristallisée, le sucre d’érable est utilisé dans la confection de nombreux bonbons et friandises, tandis que sont élaborées des boissons alcoolisées au parfum d’érable.
L’érable et ses produits sont célébrés chaque année dans divers événements au Québec : citons notamment le festival de l’érable de Plessisville, le Festival des sucres de Saint-Pierre-Baptiste et le Festival Beauceron de l’érable, ainsi que le Festival de l’érable de Sainte-Rita, dans la région du Bas-Saint-Laurent. L’attachement à ce produit est tel que l’on retrouve aussi ce type de festivités dans plusieurs communautés franco-canadiennes, par exemple le Festival des sucres à Vanier, en Ontario, le festival du sucre d’érable à Saint-Pierre-Jolys, au Manitoba, et le Festival du Sucre d’érable à Nanaimo, sur l’île de Vancouver en Colombie-Britannique. Au besoin, si le secteur n’en produit pas suffisamment, on s’assure d’en faire venir du Québec afin de maintenir la tradition. En 2011, le Musée de l’Émigration française au Canada, situé à Tourouvre, en France, est allé jusqu’à proposer une activité d’animation intitulée « Le Temps des sucres », où explications et dégustations étaient au menu. Cette pratique est donc fortement associée au patrimoine culturel des francophones d’Amérique.
Une tradition ancienne
Bien avant la venue des Européens en Amérique du Nord, les autochtones recueillaient l’eau d’érable. Dès leur installation permanente sur le nouveau continent, les Français établis au début du XVIIe siècle imitent les premiers habitants du pays et commencent à faire de la cueillette de l’eau d’érable une pratique courante, facilité par l’usage de raquettes permettant de marcher sur la neige, un autre apport de la culture matérielle des autochtones.
Les procédés pour recueillir le précieux liquide de l’érable sont d’abord rudimentaires : il s’agit de faire une entaille à la hache sur l’arbre et de fixer un morceau de bois appelé goutterelle, goudrille ou coin. L’eau d’érable s’écoule alors dans un « cassot d’écorce de bouleau », suivant les pratiques amérindiennes, qui sera remplacé plus tard par des seaux en bois.
Au XIXe siècle, le procédé s’est raffiné. Un trou est d’abord percé dans le tronc d’un arbre au moyen d’une mèche ou gouge de forme arrondie. Ensuite, des chalumeaux de bois sont insérés dans l’entaille pour favoriser l’écoulement de la sève. Avec le temps, les chalumeaux seront faits en métal et les chaudières pour recueillir l’eau seront en fer blanc. L’eau d’érable recueillie est versée dans un tonneau et transportée sur une traîne tirée à l’origine par un homme, puis par un bœuf ou un cheval. Cette eau d’érable sera bouillie afin d’être transformée en sirop.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’eau d’érable est mise à bouillir dans des chaudrons de fer suspendus à des troncs d’arbres. La cuisson se fait donc à l’extérieur, sans abri, ce qui engendre une certaine perte de chaleur. Par la suite, des abris de bois seront construits pour protéger la cuisson du sirop et donneront naissance à la cabane à sucre. Au début du XXe siècle, les cabanes à sucre se sont déjà généralisées dans le paysage québécois.
Une pratique traditionnelle : la cabane à sucre
La cabane à sucre est un établissement servant à la fabrication du sirop d’érable. Elle peut être modeste et très grande, selon le nombre d’érables entaillés et en fonction du volume de la production souhaité. Elle est souvent construite sur une petite colline, idéalement au centre de l’érablière, dans un endroit sec et préférablement ensoleillé. Bâtie de planches de bois et de poutres équarries à la hache, la cabane possède un toit en tôle à double versant. La présence d’une lucarne assure l’évacuation de la vapeur produite par l’ébullition de la sève.
L’intérieur de la cabane est presque toujours rustique. S’y retrouvent une table, un établi le long d’un mur, des bancs et des chaises. Tous les instruments en usage pour la production du sirop sont présents sur place : chaudières, moules à sucre, poêlons et autres outils indispensables. L’exploitant de la cabane à sucre, communément appelé le sucrier, fait de la cabane sa résidence secondaire durant presque un mois, habituellement de la fin mars à la fin avril, période où, débute la coulée de la sève favorisée par le temps froid et le gel de la nuit et la chaleur printanière provoquant le dégel durant le jour.
Bien vite, la cabane à sucre devient un lieu de détente et de plaisir. La famille, les amis, les voisins prennent l’habitude de s’y réunir régulièrement. De délicieuses dégustations s’ensuivent et aussi des repas copieux. Il y a parfois de la musique, des chants et des danses. Jusqu’au milieu du XXe siècle, alors que la religion catholique est encore très présente dans les pratiques culturelles des Québécois, le temps des sucres se trouve en concurrence avec la période du carême au cours de laquelle l’Église catholique recommande un jeûne sévère à ses fidèles. Cette exigence n’a jamais réussi à priver le peuple québécois de ce moment de réjouissance privilégié à la fin d’un long hiver et symbolisant la venue du printemps.
Depuis les années 1970 tout particulièrement, la cabane à sucre a bien changé. Il s’agit le plus souvent d’une entreprise commerciale où sont accueillis des groupes nombreux dans de vastes salles. De plus, la technique de cueillette par tubulures sous vide a transformé l’allure de la production. Ces tubulures ou tubes sont fixés sur les érables au moyen de chalumeaux de plastique et reliés à la cabane par de longs tuyaux. C’est une technique qui assure un plus grand rendement commercial mais le pittoresque d’antan y perd quelque peu : finis les seaux, les tonneaux, les chevaux, les tracteurs et la nécessaire main-d’œuvre abondante. Bien que certains exploitants maintiennent encore les pratiques anciennes, la production du sirop d’érable est maintenant résolument tournée vers les techniques modernes et l’objectif de rentabilité économique devient primordial.
Une importance culturelle et identitaire
Pratique coutumière chez les Québécois et les Canadiens français, la cueillette du sirop d’érable s’inscrit dans l’héritage autochtone. Des légendes sont présentes dans les traditions de plusieurs nations amérindiennes. Parmi celles-ci, il faut signaler la légende de Nokomis (la terre), une héroïne qui aurait été la première à percer des trous dans le tronc des érables. Chez les colons français, plusieurs superstitions liées à la religion catholique sont présentes dans la tradition des sucres telle la croyance voulant qu’un sucrier qui travaille à son érablière le Vendredi Saint plutôt que d’assister à l’office religieux du chemin de croix verra couler du sang au lieu de la sève de ses érables.
Par ailleurs, les moules servant à donner des formes variés au sucre d’érable font maintenant partie de l’art populaire québécois. Les motifs employés sont variés et assurent à ces moules une originalité certaine. Les thèmes s’inspirent parfois de la végétation ou des astres et on retrouve notamment des moules à sucre adoptant la forme de soleil, de fleurs, de gerbe de blé et souvent de cœur. Plusieurs collections de moules à sucre sont présentes dans des musées québécois comme le Musée de la civilisation de Québec et chez des collectionneurs privés comme la chanteuse acadienne Édith Butler qui en possède une importante collection.
Les peintres et artistes du Québec ont tout naturellement retenu la représentation du temps des sucres comme scène pittoresque de la tradition des gens du pays. Les œuvres les plus célèbres sont sans doute celles d’Allen Edson (1872), parue dans l’Almanach Sociale et Catholique, d’Henri Julien (1877), publiée dans L’Opinion Publique, d’Edmond-Joseph Massicotte (1916), diffusée dans l’album Nos Canadiens d’autrefois, de Suzor-Côté (1920), et de Fleurimont Constantineau (1940), parue dans le journal La Presse. Plus récemment, des peintres comme Albert Rousseau et Maurice Gaudreau se sont aussi faits illustrateurs du temps des sucres. Le succès des tableaux figuratifs représentant des « cabanes à sucre » est si important qu’il devient bientôt une affaire commerciale lucrative exploitée par de nombreux artistes-peintres. Cette omniprésence du thème de la cabane à sucre dans l’art québécois contemporain et actuel, parfois perçu comme une représentation désuète et réductrice du folklore canadiens-français, n’en est pas moins un élément constitutif du patrimoine culturel du Québec (NOTE 1).
Durant les années 1980, le Ministère de la Défense du Canada, alors dirigé par l’honorable Marcel Masse, a tenu à placer sur la table des bases militaires du vrai sirop d’érable plutôt que du « sirop de poteau » (NOTE 2). Une décision qui fut appréciée par les acériculteurs (et sûrement par les militaires) et qui ne manque pas de démontrer la fierté rattachée au sirop d’érable devenu une preuve d’authenticité nationale, sans doute à l’image de la feuille d’érable qui orne le drapeau canadien depuis son adoption en 1965.
Entre tradition et modernité
S’il est parfois tiraillé entre ses racines profondes dans la tradition folklorique et sa réalité actuelle plus commerciale, le sirop d’érable n’en demeure pas moins toujours bien présent et populaire dans les habitudes de consommation québécoises. Désormais produit international d’exportation très recherché, il se vend abondamment au Japon et aux États-Unis, tout autant qu’au Québec et au Canada. De ce fait, bien que reconnu comme une activité commerciale tout autant que comme une pratique traditionnelle, le temps des sucres s’inscrit plus que jamais dans les pratiques culturelles des francophones d’Amérique. Avec la venue de chaque printemps, il est vu comme une source de réjouissances intarissables, comme un motif de fierté et d’enracinement identitaire… et comme on le dit ici, une magnifique occasion de se « sucrer le bec »!
Serge Gauthier, Ph.D.
Historien et ethnologue
Centre de recherche sur l’histoire et le patrimoine de
Charlevoix
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Notes
1. Au début des années 1990, la directrice du Centre d’Art de Baie-Saint-Paul alla même jusqu’à déplorer cette présence excessive de la cabane à sucre dans les œuvres artistiques vendues dans sa localité réputée pour ses galeries d’art.
2. Souvent présent sur les tables tant à la maison que dans les restaurants et établissements hôteliers du Canada et des États-Unis comme accompagnement au déjeuner notamment, le sirop d’érable est parfois mélangé avec du sirop de maïs pour produire ce que plusieurs nomment communément un « sirop de poteau ».
Bibliographie
Barbeau, Marius. « Maple Sugar : Its Native Origin », Rapports de la Société Royale du Canada, Vol XL, 1946, 75-86.
Dupont, Jean-Claude. Le sucre du pays. Montréal, Leméac, 1975, 113 pages.
Gauthier, Serge. Françoise Labbé. La grande dame de Baie-Saint-Paul. La Malbaie, Éditions Charlevoix, 2008, 103 pages.
Massicotte, Edouard-Zotique, « Les sucres », Nos canadiens d’autrefois. Montréal, Librairie Granger, 1923.
Séguin, Robert-Lionel, « Petite et grande histoire de la cabane à sucre », Vie des Arts, 45 (Hiver 1967), 41-45.
Sites web de l'Érablière du Lac Beauport, où se trouve un Musée de l'érable: www.Érablière-Lac-Beauport.qc.ca