Métier de ramancheur au Québec : de pratique empirique à métier traditionnel

par Gauthier, Serge

Le ramancheur

La pratique des guérisseurs, ces soigneurs du peuple tant décriés par le milieu médical, est plutôt mal connue. Si certains s'en remettent à d'étranges pratiques, à des secrets mystérieux, ou à des rituels religieux, un bon nombre de guérisseurs traditionnels s'imposent comme de simples praticiens sans autre désir que celui de soulager la souffrance humaine. C'est le cas des rebouteurs, appelés communément « ramancheurs » au Québec, dont la tâche consistait à replacer les os disjoints ou sortis de leur emplacement naturel. Aucune magie ici, mais plutôt une tradition héritée d'un long apprentissage et d'une transmission de génération en génération, le plus souvent par le biais de lignées familiales. Ainsi, selon des recherches ethnographiques plus récentes, les ramancheurs ne sont pas des « médecins du ciel » mais plutôt les dépositaires d'une technique ancestrale dont les résultats ont su satisfaire bien des Québécois d'hier, surtout aux époques où l'accès aux services médicaux n'était pas aussi facile que de nos jours.

 

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Un savoir très ancien

Réduction d'une épaule luxée selon un procédé hippocratique

Dans une société de type agricole, les blessures ou accidents relatifs aux os étaient très fréquents. Plutôt que souffrir inutilement durant de longues périodes, les paysans confiaient et confient encore parfois leurs malaises à des soigneurs issus du peuple. Ceux-ci sont désignés en France sous le nom de renoueurs, rhabilleurs, mèges, bailleuls ou rebouteurs. Au Québec c'est sous le vocable de ramancheurs qu'ils sont connus. Leurs procédés de remise en place des os peuvent apparaître grossiers, voire dangereux, mais les résultats parfois surprenants qu'ils obtiennent ne manquent pas d'intriguer et de fasciner.

Traités de charlatans par le milieu médical les ramancheurs du Québec voient leur pratique menacée par des poursuites judiciaires, surtout depuis le XIXesiècle. Pourtant le nombre de leurs clients fidèles s'est toujours maintenu au fils des ans. Alors sont-ils ces êtres sans scrupules que dénoncent les rapports médicaux?  Pour bien comprendre, il faut remonter aux origines de la médecine où l'on retrouve les principes qui guident les ramancheurs depuis les origines du métier. Il en ressort que ces praticiens, bien que limités dans leurs moyens, ont appris à connaître le squelette humain et les mécanismes qui le régissent.

L'art de replacer les os défaits n'a guère changé depuis les origines de la médecine. Dans ses traités Des fractures et Des articulations (NOTE 1), le médecin grec Hippocrate (469-399 av. J.C.) expose des principes qui demeurent fondamentaux même de nos jours et que les ramancheurs savent observer et pratiquer de manière empirique. Un auteur dira même : « La façon ordinaire dont procèdent les rebouteurs se trouve toute entière dans les livres hippocratiques et si on perdait le De Fracturis et le De Articulis d'Hippocrate, il serait facile de le reconstituer sous la dictée des mèges » (NOTE 2). Les ramancheurs québécois sont donc les héritiers d'un savoir très ancien.

 

Un métier traditionnel

Au Québec, le métier de ramancheur se fonde sur un savoir traditionnel très précis axé sur le replacement des os défaits. Le ramancheur renonce ainsi à traiter des maladies ou blessures qui n'appartiennent pas à cette seule pratique. Cet extrait de roman rend compte de ce choix :

« Je n'y peux rien...C'est une maladie dans le dedans du corps, que je ne connais pas. Si c'avait été un accident, des os brisés, je l'aurais guérie. Je n'aurais qu'à sentir ses os avec mes mains, et puis le bon Dieu m'aurait inspiré quoi faire, et je l'aurais guérie. Mais ça c'est un mal que je ne connais pas. » (NOTE 3)

Notons toutefois qu'en réalité, peu de ramancheurs font appel au spirituel dans le soin des personnes victimes de fractures, d'entorses ou de luxations. Ils se servent plutôt de techniques héritées d'un long apprentissage.

 

Apprendre à ramancher

Un rebouteux remettant un bras démis, Bretagne, début XXe siècle

Le ramancheur est le détenteur d'un savoir empirique. Il le transmet aux membres de sa famille, homme ou femme, suite à un apprentissage dont la durée va avec les capacités de chacun ou de chacune. C'est souvent très tôt que les enfants de familles de ramancheurs sont amenés à apprendre cette pratique, commençant d'abord par le replacement des os des animaux et ensuite par celui des humains.

Ainsi, en Europe, les rebouteurs sont très souvent des personnes occupant des métiers en relation avec des animaux tels les bergers, les hongreurs (qui castrent les bêtes) ou encore les maréchaux-ferrants. Au Québec, comme c'est le cas des ramancheurs de la famille Boily, on trouve souvent des forgerons qui, après avoir soigné des animaux à la demande de leurs clients, en viennent à pratiquer le seul métier de ramancheur. Au Québec, chez les Boily, les jeunes enfants s'exercent d'abord sur des animaux et tout particulièrement sur les chats. La technique du « chat démanché » (et « ramanché » par la suite) sera d'ailleurs associée à la famille Boily. La pratique sur des animaux permet ainsi de mieux connaître leur squelette et ainsi, éventuellement, de pouvoir exercer ces connaissances ostéologiques sur les humains.

La transmission du « don de ramancher » a souvent fait l'objet de rumeurs et bien des rituels ont été évoqués. Par exemple on prétendait que le septième garçon d'une lignée était naturellement investi de ce « don ». Mais parfois, comme chez les Boily, c'était de père en fille que la transmission semblait se faire. Or, en vérité, la capacité d'être ramancheur est bien davantage fondée sur la dextérité manuelle acquise au fil des ans.

 

Des lignées familiales : le cas des Boily

Plusieurs lignées familiales de ramancheurs ont exercé ce métier au Québec. Il faut noter les Lessard en Beauce, les Fiset dans Portneuf, les Truchon et les Simard dans Charlevoix et au Saguenay-Lac-Saint-Jean, mais tout particulièrement les Boilydont la renommée s'impose un peu partout au Québec et même au-delà. Il se trouve des ramancheurs Boily dans Charlevoix, au Saguenay-Lac-Saint-Jean, à Québec, à Montréal, à Hearst en Ontario. Cette tradition familiale rassure les clients potentiels. Dans une publicité parue durant de nombreuses années dans des almanachs, le ramancheur Lucien M. Boily annonçait d'ailleurs : « Depuis trois générations toujours à la même adresse » afin recruter de la clientèle pour son bureau de Montréal.

Boily le ramancheur, 1977

La lignée Boily provient d'abord de la région de Charlevoix. Les premiers ramancheurs Boily exercent à Baie-Saint-Paul puis dans le secteur de La Malbaie. Avec l'ouverture à la colonisation du Saguenay-Lac-Saint-Jean, aumilieu du XIXe siècle, certains d'entre eux se rendent habiter dans cette région voisine. L'urbanisation du Québec au XXe siècle amène des ramancheurs Boily dans des villes comme Québec et surtout Montréal, où ils acquièrent une grande réputation. La pratique du ramancheur urbain, si elle ne diffère pas sur le plan des pratiques, se caractérise cependant par l'utilisation de la publicité pour se faire connaître, notamment dans les annuaires, les journaux et les almanachs.

Le premier ramancheur Boily exerçant ce métier à temps plein est Flavien Boily dit Le Ramancheur (1839-1920). Le folkloriste Marius Barbeau lui a consacré une courte étude plutôt pittoresque (NOTE 4), qui a néanmoins permis de faire connaître ce ramancheur fort original. Si, contrairement à ce qu'affirme Barbeau, Flavien Boily n'a sans doute jamais été mis en contact avec des nations amérindiennes et n'était pas qu'un amuseur public, il n'en demeure pas moins qu'il utilisait l'humour pour faire passer la douleur lors des séances de replacement des os, au grand bonheur de ses clients qui en oubliait leur mal. Il faut aussi évoquer des ramancheurs urbains comme Thomas Boily (1873-1941), très reconnu à Montréal, entre autres comme soigneur des sportifs et des membres de la communauté juive ainsi que pour son célèbre liniment rouge Boily vendu en pharmacie, de même qu'Éva Boily (1897-1961), ramancheuse dans le quartier ouvrier de Limoilou à Québec.

La réputation des Boily est si grande que, dès l'enfance, les membres de cette famille se font dire par leurs contemporains : « T'es un Boily, t'es capable de ramancher », ce qui les incite fortement à envisager l'exercice de cette pratique. Et à la mort de Flavien Boily, la population répétait : « Maintenant que Flavien Boily est mort, on va tous rester infirme! ». Toutefois si le peuple trouve souvent son compte dans la pratique des ramancheurs, la professionnalisation de la médecine en croissance dès le milieu du XIXesiècle au Québec, va de pair avec une dénonciation des praticiens populaires comme les ramancheurs.

 

Les poursuites judiciaires

Colonne vertebrale, 1918

En se limitant au simple replacement des os, soit essentiellement les entorses, les luxations et les fractures, les ramancheurs sont devenus des praticiens reconnus parmi le peuple. Peu de gens trouvaient à se plaindre de leurs services dans les milieux où les médecins étaient peu présents et difficilement accessibles. Et puis, la rétribution du ramancheur n'était pas fixée : « on leur donnait ce qu'on voulait ». Mais comme des malades guéris se montraient souvent très généreux, certains ramancheurs devenaient parfois très prospères. Tout cela change avec les poursuites du Collège des médecins du Québec « pour pratique illégale de la médecine » devenues très nombreuses dès le début du XXe siècle.

Si certaines poursuites judiciaires deviennent folkloriques, par exemple, lorsque Flavien Boily démonte puis remonte un chat devant un juge étonné qui finit par l'acquitter, d'autres poursuites entravent la pratique des ramancheurs, particulièrement en milieu urbain. Ainsi, le Collège des médecins, de mèche avec les forces policières, envoie des agents afin de susciter des plaintes de pratique illégale de la médecine. Les ramancheurs subissent ainsi de nombreuses amendes devant les tribunaux, que certains parviennent à payer, mais qui rendent bien vite leur pratique impossible. Thomas Boily devra ainsi quitter Montréal en 1936, alors qu'un des fils subira une injonction lui interdisant formellement toute pratique dans les années 1970. Ces poursuites judiciaires en viennent en réduire le nombre de ramancheurs en exercice, tant et si bien qu'au tournant des années 1980 il est possible de parler d'une pratique presque disparue. 

 

Une présencehistorique : un savoir qui se perpétue

Ti-Sèbe le ramancheur. Illustration réalisée en 1916 pour le roman «Maria Chapdelaine» de Louis Hémon

De nos jours, le métier de ramancheur n'existe à peu près plus sous sa forme traditionnelle. S'il setrouve encore des guérisseurs spiritualistes ou du secret qui utilise cette appellation à des fins publicitaires, leur pratique ne ressemble pas vraiment à celle du ramancheur d'autrefois. En ce début de XXIesiècle, la seule évocation d'un don n'est pas suffisante pour rassurer une clientèle qui exige d'abord des diplômes d'autant plus que celle-ci a désormais  accès aux soins de santé offert par l'état et aux assurances médicales. Néanmoins, la pratique de la chiropractie, inventée par le médecin américain Andrew Taylor Still (1830-1917)peut s'apparenter, sous certains aspects, à celle des ramancheurs d'autrefois. Fait intéressant, une membre de la famille Boily devenue physiothérapeute, a même signalé que les techniques héritées de ses ancêtres ramancheurs lui sont utiles dans sa pratique (NOTE 5).

Le métier de ramancheur demeure néanmoins une pratique traditionnelle qui fait partie de l'histoire duQuébec. La figure du ramancheur se perpétue ainsi dans de nombreux récits folkloriques et même dans des études ethnologiques (NOTE 6). La littérature lui a fait une certaine place notamment Louis Hémon dans Maria Chapdelaine, avec l'attachant personnage de Ti-Sèbe Simard le ramancheur. Des figures comme les ramancheurs Boily ont su inspirer des artistes tels le maître-verrier Olivier Ferland et la peintre Johanne O'Donnell. Enfin, le sculpteur Alfred Laliberté a immortalisé l'image du ramancheur québécois par un buste remarquable qui s'impose comme un hommage émouvant à une pratique traditionnelle qui a marqué tellement de générations de Québécois.

 

Serge Gauthier, Ph.D.
Historien et ethnologue
Centre de recherche surl'histoire et le patrimoine de Charlevoix

 

 

NOTES

1. Hippocrate, Œuvres complètes, Paris, Baillière, 1839, p. 413-415.

2. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel, Paris, Larousse, 1875, p. 765.

3. Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1916, p. 220

4. Marius Barbeau, Le Saguenay légendaire, Montréal, Beauchemin, 1967, p. 106-122.

5. Nous devons taire son nom, car elle craint les poursuites judiciaires.

6. Serge Gauthier, Les ramancheurs Boily au Québec : de Charlevoix au Saguenay et jusqu'à Montréal, La Malbaie (Qc), Éditions Charlevoix, 2007, 80 p.

 

Note sur le lien entre « bone-setter » et l'expression « bonhomme Sept-Heures »

S'il est démontré que le ramancheur Thomas Boily utilisait le terme « bone-setter » pour sa clientèle anglophone de Montréal, il va de soi que dans la majorité des régions du Québec, c'est le mot « ramancheur » qui est utilisé par la population. Pour justifier la transformation du mot « bone-setter » en « bonhomme Sept-Heures », il faut présumer que l'usage de ce terme anglais était fréquent dans les milieux francophones du Québec, ce qui n'est pas le cas. Il est plutôt plausible d'affirmer que dans Charlevoix, par exemple, dès le début du XIXe siècle, c'est essentiellement le terme « ramancheur » qui était utilisé. Plusieurs linguistes pensent d'ailleurs qu'on a trop souvent justifié par des anglicismes l'origine des régionalismes québécois.

Il est possible aussi de penser que le lien folklorique entre « bone-setter » et ramancheur a été favorisé par un folkloriste comme Marius Barbeau, soucieux de traduire le mot « ramancheur » dans la version anglaise de ses livres, et qu'on a associé très hâtivement le « bone-setter », dans certains milieux spécialisés en folklore, à la légende bien typique du bonhomme Sept-Heures, un personnage terrifiant pour les enfants, mais qui n'a pas nécessairement de rapport avec le ramancheur. Des linguistes parlent plutôt d'une origine bretonne pour l'appellation « bonhomme Sept-Heures », de semblables évocations se retrouvant en Bretagne. 

 

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