Henri-Gustave Joly et la mise en valeur du patrimoine naturel
par Oliveau-Moore, Sophie
Personnage aux multiples facettes, Henri-Gustave Joly de Lotbinière a été un politicien intègre, homme d'affaires sagace, sylviculteur passionné et figure de marque de la dualité linguistique canadienne au XIXe siècle. Né et éduqué en France, descendant d'une grande famille de la Nouvelle-France, il laisse sa marque dans le paysage politique du Québec, de la Colombie-Britannique et du Canada. Sa passion de l'horticulture et des arbres l'amène à promouvoir la conservation des forêts et à aménager dans le domaine familial un immense parc-jardin romantique, récemment mis en valeur et toujours réputé pour sa beauté et ses espèces rares. Il a laissé le souvenir d'un homme affable à la probité irréprochable, d'un champion de la tolérance et d'un visionnaire dans le domaine du progrès agricole et de la conservation forestière.
Article available in English : Henri-Gustave Joly and the Development of our Natural Heritage
Enfance et éducation
Henri-Gustave Joly naît à Épernay, en France, le 5 décembre 1829. Il est le fils de Pierre-Gustave Joly, un homme d'affaires français, et de son épouse Julie-Christine, née Chartier de Lotbinière, fille de Michel-Eustache-Gaspard-Alain Chartier de Lotbinière, et future héritière de la seigneurie de Lotbinière. La famille Joly appartient à l'Église réformée, aussi Henri-Gustave recevra-t-il une éducation protestante ainsi qu'une formation académique rigoureuse. Après avoir obtenu son diplôme de bachelier ès lettres à la Sorbonne, il revient au Canada en 1850. Il fait un stage de clerc, puis est admis au Barreau du Bas-Canada en 1855. L'année suivante, il épouse Margaretta Josepha Gowen, la fille d'un notaire éminent de Québec, ce qui lui permet de s'intégrer à la haute bourgeoisie de la ville. Ce mariage donnera lieu à une union longue et heureuse dont naîtront onze enfants (dont sept parviendront à l'âge adulte). Par contraste, la mésentente grandissante entre ses parents pousse sa mère à lui céder en 1860 tous les droits de propriété de la seigneurie située en bordure du fleuve Saint-Laurent, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Québec, là où se trouve aujourd'hui le Domaine Joly-De Lotbinière. Henri-Gustave prend un intérêt tout particulier à la gestion de cette dernière, à laquelle ses parents l'ont étroitement associé. Tout au long de sa vie, même lorsque sa carrière de politicien le mènera loin de sa seigneurie, il la gèrera à distance avec l'aide de son fils Edmond-Gustave.
L'homme politique
Henri-Gustave Joly s'implique dans le développement économique de la région de Lotbinière, comme son père avant lui. Avec l'aide de ce dernier, il se lance dans l'arène politique en 1851 - sans succès. Cependant, en 1861, sous la bannière libérale,il est élu député de la circonscription de Lotbinière à l'Assemblée législative de la Province du Canada. En 1863, il se rallie au Parti rouge. Par la suite, il participe à la campagne contre la Confédération et aux débats sur les Résolutions de QuébecNOTE 1. Puis en 1867, année de la création de la Confédération canadienne, il est élu député de Lotbinière à l'Assemblée législative provinciale, et aussi à la Chambre des communes fédérale (lors de l'abolition du double mandat en 1874, il choisira de garder son siège provincial). En 1869, les opposants à la Confédération à tendance libérale se regroupent en un caucus sous l'égide de Joly, dont l'expérience parlementaire et le prestige personnel sont un immense atout pour le nouveau parti. C'est ainsi que l'on peut voir en lui le fondateur du Parti libéral du Québec. En tant que chef de l'opposition, il apporte une contribution importante aux débats sur l'économie : il favorise la construction ferroviaire, dans le domaine de l'agriculture, il prône l'introduction de nouvelles cultures et la création de fermes modèles, enfin il défend ardemment la richesse naturelle que représentent le bois et les forêts.
En 1878, le lieutenant-gouverneur Luc Letellier de Saint-Just, sympathisant libéral, précipite une crise constitutionnelle à la suite de laquelle il pousse le premier ministre conservateur Charles-Eugène Boucher de Boucherville à démissionner. Pui il nomme Joly à sa place. Ce dernier devient ainsi le quatrième premier ministre de la province de Québec et le premier protestant à occuper ce poste. Minoritaire dans la Chambre, il lance des élections afin d'augmenter le nombre de députés libéraux. Emportant la majorité par un siège seulement, grâce à l'appui d'un député indépendant, le nouveau gouvernement Joly se retrouve constamment en butte aux violentes critiques des conservateurs; il est également assailli par les demandes partisanes de ses alliés. De plus, ses politiques de redressement budgétaires sont vite jugées trop austères. Au bout de 18 mois, son gouvernement, redevenu minoritaire, est renversé. Joly reprend alors son poste de chef de l'opposition. En 1883, ilcède la place au jeune Honoré Mercier, dont les politiques partisanes lui inspirent de la méfiance. Lors de l'affaire Louis Riel en 1885, Joly désapprouve le soutien exprimé par le parti libéral et par la population canadienne française envers la rébellion rielliste, qu'il considère comme une menace pour la Confédération. Par honnêteté envers ses électeurs dont il ne partage pas les convictions à ce sujet, il démissionne de son poste de député de Lotbinière et se retire alors dans sa seigneurie pour se consacrer à ses passions : la sylviculture et l'horticulture.
En 1888, suite au décès de sa mère, Henri-Gustave Joly obtient le droit d'ajouter « de Lotbinière » à son nom puisqu'il est le dernier représentant de la famille de celle-ci. En 1896, il accepte de revenir à la politique fédérale dans le cabinet de Wilfrid Laurier dans lequel il occupe le poste de commissaire, puis de ministre du Revenu de l'Intérieur. Il est nommé lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique en 1900 : cette province, qui possède des factions plutôt que des partis, souffre d'une grande instabilité politique et se trouve alors dans les affres d'une crise constitutionnelle. L'expérience parlementaire de Joly de Lotbinière ainsi que sa sagacité et sa fermeté l'aident à rétablir l'ordre dans les gouvernements successifs de James Dunsmuir, Edward Gawler Prior et Richard McBride. En 1904, son épouse Lady Margaretta décède. Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière restera en Colombie-Britannique jusqu'à l'expiration de son mandat en 1906 (jusqu'à ce jour, il est le seul francophone à avoir occupé ce poste). Il se retire alors à sa résidence de Québec où il s'éteint le 16 novembre 1908, à l'âge de 79 ans.
Le passionné des arbres
Dans une lettre à son fils Edmond-Gustave, Joly de Lotbinière écrira : «... Je dois à mon travail en relation avec la foresterie une grande partie du succès que j'ai pu obtenir dans ma vie. [...] vraiment, je crois que je dois plus à la foresterie qu'à la politiqueNOTE 2 ». Cette déclaration surprenante exprime bien la place importante qu'il a accordé toute sa vie à son amour des arbres et à la conservation des forêts.Tout au long de sa carrière politique, il joue un rôle influent dans les politiques forestières des gouvernements. Il dénonce le pillage éhonté des terres publiques et rappelle sans cesse la nécessité de légiférer pour les générations futures. Il réclame aussi la création d'un comité des Bois et Forêts dont le mandat régularisera la coupe du bois et pourvoira à la gestion contrôlée des forêts.
Parallèlement, Henri-Gustave met en pratique sur sa seigneurie ses propres recommandations : féru d'expérimentation, il plante au domaine familial des milliers de noyers noirs, un arbre tendre à la valeur commerciale supérieure, qu'il réussira sur plusieurs années à acclimater aux hivers rigoureux du Québec. En 1882, après avoir présidé le congrès de Montréal de l'American Forestry Congress, il est nommé premier vice-président de cette association. Ardent défenseur des arbres et des forêts, il travaille à sensibiliser la population en écrivant plusieurs articles de journaux et en donnant plusieurs conférences. Il instaure aussi au Québec en 1883 la Fête des arbres, congé scolaire du mois de mai donnant lieu à des réjouissances au cours desquelles sont plantés des milliers d'arbres. Son influence, combinée à la volonté du gouvernement de préserver les forêts publiques, donne naissance, en 1895, au réseau des parcs québécois. Henri-Gustave Joly de Lotbinière a donc joué un rôle clé dans la préservation et la mise en valeur du patrimoine forestier québécois.
Le champion de la tolérance
Une descaractéristiques les plus frappantes d'Henri-Gustave Joly de Lotbinière est l'aisance avec laquelle il chevauche la dualité linguistique et religieuse du Canada, preuve de son ouverture d'esprit. Fils d'un père protestant et d'une mère catholique, premier ministre protestant d'une province largement catholique, porte-parole de la minorité anglophone du Québec, lieutenant-gouverneur francophone d'une province entièrement anglophone - il se retrouve plus d'une fois dans le rôle d'un champion de la compréhension, de la tolérance et du rapprochement. En 1894, le débat sur les écoles françaises du Manitoba entraîne de fortes tensions entre les anglophones protestants de l'Ontario et les francophones catholiques du Québec. Joly de Lotbinière accepte alors de porter un « message de paix » en Ontario où il donne une série de conférences pour tenter de rapprocher les deux factions. Cet effort lui vaut d'être créé chevalier commandeur de l'Ordre de Saint-Michel et Saint-George par la reine Victoria en 1895.
De même, après avoir accompagné le Vice-roi de Chine lors de sa visite sur le territoire canadien en 1896, il promet d'essayer d'améliorer le sort de la communauté chinoise et sera ainsi admis à l'Ordre du Double Dragon par l'empereur de Chine. À cette occasion, il écrit à son fils Edmond : « Mon seul but est d'obtenir pour les Chinois, un peu de cette considération à laquelle tout être humain a le droit de prétendre. [...] Cette question de la taxe de cinq piastres par tête ne viendra pas cette session, les ennemis des Chinois (c'est à dire ceux qui se plaignent qu'ils travaillent à trop bon marché et ne se mettent pas en grève) préparent le terrain en les faisant passer pour des espèces de brutes... » Cette sympathie lui sera même reprochée lors de son mandat de lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique par le premier ministre James Dunsmuir, qui critiquera sa « tendance affligeante à rejeter la législation anti-asiatiqueNOTE 3 ».Certainement, son humanité, son esprit de tolérance et son courage ont été reconnus et respectés par ses contemporains, comme exprimé par l'un d'eux, le sénateur Laurent-Olivier David qui écrira dans son livre Les gerbes canadiennes : « ...M. Joly n'ayant besoin de rien, et ne cherchant ni les honneurs ni les richesses, n'agissant que par devoir, croit avoir tout fait, lorsque sa conscience est satisfaite et qu'il a franchement exposé sa manière de voir...NOTE 4»
Le Domaine Joly-De Lotbinière
En 1846, Pierre-Gustave Joly fait l'acquisition de la Pointe-Platon, terres situées en bordure du Saint-Laurent contiguës à la seigneurie de Lotbinière. En 1851, il y fait construire une résidence d'été, « Maple House », maison tout en bois aux galeries extérieures ornées d'une dentelle de feuille d'érables desquelles elle tire son nom. Au fil des années, une dizaine de dépendances, dont un laboratoire, vont venir s'ajouter à la maison sur ce domaine de 137 hectares. Mais c'est surtout la création d'un parc-jardin de style romantique qui donnera à la propriété son visage actuel : ce courant en aménagement paysager du milieu du XIXe siècle, très populaire au Québec, privilégie les rapprochements avec la nature et attire l'attention du promeneur sur le panorama. Pendant plusieurs années, Pierre-Gustave et son fils Henri-Gustave s'emploieront à planter des arbres, à installer des kiosques, des pavillons de lecture et des bancs, afin que les membres de la famille et leurs invités puissent profiter de la beauté et des richesses du site.
Henri-Gustave s'avère l'âme véritable du domaine : dans le laboratoire, il se livre à des expériences horticoles et arboricoles; il plante diverses variétés d'arbres, dont certaines très exotiques et, par des échanges de pousses et de semences avec des correspondants à travers le monde, il réussit à concentrer un véritable patrimoine forestier à la Pointe-Platon. Ces activités lui inspirent la devise « Planter avec soin, cultiver avec persévérance. » Aujourd'hui, ce domaine luxuriant abrite plus de 2 200 variétés de végétaux, dont plusieurs essences d'arbres indigènes et exotiques, une forêt domaniale, une forêt riparienne, une plantation de noyers noirs centenaire et de superbes jardins thématiques (roseraies, jardin des sens, jardin des fleurs à couper, etc.). Conservé, puis embelli par trois générations de descendants de sir Henri-Gustave, la propriété sera vendue au Gouvernement du Québec en 1967. Celui-ci se chargera de la reconstitution des aménagements paysagers historiques en 1990. En 1998, une fondation privée prend en charge le domaine et en fait une attraction ouverte au public, véritable locomotive de développement culturel et touristique pour la région. Reconnu comme un des plus beaux jardins d'Amérique du Nord, le Domaine Joly-De Lotbinière a été déclaré Site et monument classés du Québec ainsi que Lieu historique national du Canada.
Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière nous a laissé le souvenir d'un amateur de jardin passionné, d'un écologiste avant l'heure et d'un ardent défenseur de la démocratie parlementaire. En 2008, à l'occasion de la célébration du 150e anniversaire de la Colombie-Britannique, un comité de l'Association historique francophone de Victoria l'a choisi comme un des meilleurs exemples de la contribution des francophones à l'histoire dela province. Presque cent ans plus tôt, au discours du trône, le lieutenant-gouverneur James Dunsmuir, fait cette remarque à propos du décès de celui qui avait été le 7e lieutenant-gouverneur de cette province : « Son amabilité, sa courtoisie et sa cordialité dans la vie privée ainsi que ses grandes qualité d'homme public lui ont gagné l'amour et le respect de toutes les classes de la population et sa mémoire sera longtemps chérie par les Canadiens. NOTE 5»
Sophie Oliveau-Moore
Chercheure autonome
NOTES
1. À la suite de la Conférence de Québec tenue en 1864 pour discuter de la création de la Confédération canadienne, les délégués des provinces du Canada élaborèrent ces 72 résolutions.
2. S. W. Jackman, The Men at Cary Castle : A Series of Portrait Sketches of the Lieutenant-Governors of British Columbia from 1871 to 1971, Victoria (C.-B.), Morriss Print, 1972, p. 83.
3. William Rayner, British Columbia's Premiers in Profile : The Good, the Bad, and the Transient, Surrey (C.-B.), Heritage House Publishing, 2000, p. 92.
4. L.-O. David, Les gerbes canadiennes, Montréal, Librairie Beauchemin, 1921, p. 102.
5. Colombie-Britannique, Journals of the Legislative Assembly of the Province of British Columbia [en ligne], session 1909, 21 janvier, p. 2, http://archives.leg.bc.ca/EPLibraries/leg_arc/document/ID/LibraryTest/884997189.
BIBLIOGRAPHIE
Blanchet, Catherine, Histoire et nature du Domaine Joly-De Lotbinière, Sainte-Croix (Qc), Fondation du Domaine Joly-De Lotbinière, 2001, 28 p.
David, L.-O., Les gerbes canadiennes, Montréal, Librairie Beauchemin, 1921, 328 p.
Jackman, S. W., The Men at Cary Castle : A Series of Portrait Sketches of the Lieutenant-Governors of British Columbia from 1871 to 1971, Victoria (C.-B.), Morriss Print, 1972, 207 p.
Leclerc, Hélène, Domaine Joly-De Lotbinière, Montréal, Fides; Québec, Association des jardins du Québec, 2002, 96 p.
Rayner, William, British Columbia's Premiers in Profile : The Good, the Bad, and the Transient, Surrey (C.-B.), Heritage House Publishing, 2000, 286 p.
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