Patrimoine de la pensée d’origine française au Canada : les fondements
par de Raymond, Jean-François
Les mouvements de la pensée française ont contribué de façon déterminante à la formation du patrimoine intellectuel, politique et social du Canada français. Les courants de pensée nés et développés en France se sont transportés en Nouvelle-France, au Bas-Canada puis au Québec, où ils ont été enseignés, investis et transformés selon une réflexion propre à l'Amérique française. Les établissements français qui s'enracinent en Nouvelle-France dès le XVIIe siècle réalisent le projet visionnaire de fonder une société nouvelle. Plusieurs pionniers de l'époque se réfèrent au mythe des origines de la Bible : Genèse et Actes des Apôtres, pour construire un lieu qui ressemblera au commencement d'un monde. Cette fondation se répercute entre autres dans les établissements d'enseignement créés et animés par des ordres religieux, où s'infiltrent à partir de la fin du XVIIe siècle les idées avant-gardistes inspirées du grand philosophe René Descartes. Ces idées seront déterminantes dans la construction de l'identité des Canadiens français.
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Principale institution de haut savoir en Nouvelle-France : le collège des jésuites
Le centre de l'enseignement de haut niveau et du développement de la pensée en Nouvelle-France sera le collège créé par les Jésuites dès 1635 à Québec. Ce collège réservé aux garçons sera, durant un siècle et demi, le seul établissement secondaire en Nouvelle France. Il contribuera à former les mentalités, marquées par la prégnance du fait religieux et le sens de l'appartenance à cette société naissante. Les Ursulines fonderont à leur tour une école pour les filles à Québec en 1639, de même que Marguerite Bourgeoys à Montréal en 1657.
Les jeunes Jésuites envoyés auprès des nations amérindiennes, où le courage et l'ingéniosité étaient plus utiles que les commentaires d'Aristote, comme Descartes l'observa avec perspicacité (NOTE 1), enseignent d'abord quelques années au Collège de Québec dont l'organisation suit le modèle et le Ratio studiorum des collèges jésuites de France. Des cours de philosophie et de sciences seront dispensés à partir de 1657 par 17 professeurs qui se succèderont en un siècle. Plusieurs venaient du collège de La Flèche dont ils apportaient les cours rédigés en latin : après le Père Pijart en 1657, le Père Martin Bouvart, arrivé en 1673 (qui se démarque de Descartes malgré des affinités avec le grand philosophe), et plus tard le cours de Francis Lamicq (1747). Enfin, celui du Père de La Brosse, débarqué en 1754, qui poursuivra son ministère chez les Montagnais après la suppression de la Compagnie de Jésus en 1773. À la même époque, des ouvrages appartenant au curé Récher témoignent de l'introduction dans la colonie des idées nouvelles inspirées de celles de Descartes.
Ces cours dispensés au Collège des jésuites diffusent très progressivement et en les filtrant les idées qui alimentent en France une bataille où Descartes est simultanément reconnu comme un héros novateur et stigmatisé comme un adversaire suspect de protestantisme. Mais la condamnation de la pensée du grand philosophe par la Sorbonne, la célèbre université parisienne, à partir de 1662, et la mise à l'Index de ses thèses en 1666, dont les ordres religieux interdisent en France l'enseignement, contribueront à stimuler l'intérêt pour cette pensée nouvelle plus sûrement que ne l'avaient fait les apologies de celle-ci. Parallèlement, on relègue en Nouvelle France et aux Antilles les Jésuites suspects de cartésianisme. Cependant, le Collège de Québec cessera son enseignement après la conquête britannique de 1759 et fermera officiellement ses portes en 1768, après avoir éduqué 800 élèves en 130 ans.
Le Séminaire de Québec prend la relève
Dès 1765, le Séminaire des Missions étrangères prend la relève du collège des Jésuites. Le Séminaire avait été créé en 1663 par Mgr François de Laval, premier évêque de Québec, pour former des prêtres, en parallèle avec celui des Missions étrangères fondé simultanément à Paris, rue du Bac, ainsi qu'en lien direct avec Rome. Il y avait aussi le Petit séminaire, établi en 1668 pour éduquer les enfants des Français et des « Sauvages » (les Amérindiens), où l'on abandonnera vite le projet d'assimiler et de sédentariser les peuples autochtones. Bientôt, la plupart des élèves du Petit Séminaire seront Français, ou plutôt Canadiens, c'est-à-dire nés en Nouvelle-France et de culture française.
Cent ans plus tard, après la conquête anglaise, seul un petit nombre des élèves du Séminaire de Québec se destinait à la prêtrise ; la plupart était plutôt appelé à constituer la future classe dirigeante du pays. Les élèves copiaient l'exposé des cours apportés de France - comme celui du Séminaire de Toul (1769), du manuel de Hauchecorne, en latin, avec des commentaires en français (1784), la « philosophie de Lyon » exposée par l'Oratorien Valla (1782), le cours de l'abbé Castanet en 1794, et d'autres encore, aujourd'hui conservés aux archives du Séminaire à Québec.
De plus en plus, ces cours de philosophie et de sciences témoignaient sous une facture encore scolastique (cette philosophie traditionnelle remontant au Moyen Âge et à l'Antiquité) de l'entreprise de rénovation du savoir : ils présentaient des notions cartésiennes comme le doute, l'évidence, la recherche de la certitude philosophique basée sur l'expérimentation, l'observation et la mesure. Ces notions étaient introduites par des professeurs pour qui la répétition des anciennes formulations scolastiques ne suffisait plus à l'interprétation du monde. De plus, la conception cartésienne de la volonté infinie qui présente l'être humain à l'image de Dieu, et celle de la générosité reposant sur la ferme résolution de bien user de ses volontés, convergeaient avec le volontarisme des fondateurs de la colonie.
Ces notions cartésiennes rencontraient l'esprit de la désappropriation, c'est-à-dire du dépouillement de soi-même et du don de ses biens à la communauté, préconisée et réalisée au Séminaire de Québec par François de Laval, qui avait été formé au collège de la Flèche, seize ans après que Descartes y ait terminé ses études. D'ailleurs, plusieurs missionnaires jésuites qui œuvrèrent en Nouvelle-France avaient aussi été formés ou ont enseigné au Collège de La Flèche. On comprend pourquoi le Séminaire de Québec, qui allait donner naissance à la première université francophone en Amérique, l'Université Laval, en 1852, exerça une influence aussi importante sur le Canada français. À l'époque de la Nouvelle-France, le Séminaire formait les prêtres et les curés qui guidaient et conseillaient la population. À l'époque de la colonie britannique, il éduqua une bonne partie de la future élite de la société canadienne-française, en continuité avec le Collège jésuite. En 1850, le Séminaire comptait 387 élèves.
Un aperçu de la pensée de Descartes
Sans entrer dans les détails, notons que la science cartésienne n'est plus qualitative mais qu'elle est une physique quantifiée, correspondant à une conception de la matière étendue (res extensa), qui passe du perceptif au mesurable. Alors que la méthode d'Aristote se caractérise par l'adhésion au monde sensible. Descartes propose une nouvelle méthode du savoir qui appelle le doute systématique afin d'obtenir la certitude devant l'indubitable. Cette méthode, qui élabore des hypothèses telles que celles du malin génie, ou du « Dieu trompeur », et, surtout, présuppose de découvrir la pensée en acte (res cogitans), conduit à découvrir un Dieu non trompeur, créateur, ainsi que les vérités éternelles. Cette méthode ne pouvait donc laisser personne indifférent au XVIIe siècle, car elle inversait les temps et posait la primauté de l'attitude philosophique par rapport à la théologie.
Avant Descartes, la pensée d'Aristote régnait en maître absolu sur la philosophie. La Physique de ce grand penseur de l'Antiquité constituait la base de l'enseignement scientifique. L'exposition scolastique des manuels de cours procédait par définitions, propositions, démonstrations, objections et réponses. La répétition et le commentaire sous forme syllogistique (par raisonnement formel dissocié de la réalité) des définitions d'Aristote, caractérisaient la méthode d'enseignement.
Bouleversements dans l'enseignement au Canada français
Ainsi, le cartésianisme s'avérait-il en harmonie avec la nouvelle situation vécue en Amérique : « Sa vérité méritait de n'être enseignée que dans le Nouveau Monde » (NOTE 2), avait déclaré l'Oratorien Nicolas-Joseph Poisson dès 1670. Tandis que le Père Joseph du Baudory s'écriait en 1744 : « Voici que grandit la merveilleuse construction cartésienne, voici qu'apparaît un nouveau monde dans le monde » (NOTE 3). Car le cartésianisme correspondant à la découverte d'une nouvelle méthode de pensée, qu'un ouvrage couronné par l'Académie française comparera d'ailleurs à la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb (NOTE 4).
Ces idées, suivies et parfois développées par celles des Lumières, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, pénétraient la bibliothèque du Séminaire de Québec, alimentée par Sébastien Cramoisy, éditeur des Relations des Jésuites, et par les professeurs qui y léguaient leurs livres et leurs instruments scientifiques. Cette bibliothèque dépasse 5 000 volumes en 1782 et les auteurs français y voisinent Aristote, ou encore les textes scientifiques de Pascal, Kepler, Newton, ainsi que la collection du Journal des savants et des ouvrages de diverses sciences telles que médecine, astronomie, géologie, géographie, physique, architecture, botanique, hydrographie...
Les bouleversements de la seconde partie du XVIIIe siècle restructureront cependant les mentalités et les attitudes. À commencer par la conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques en 1759, suivie par la cession de la colonie toute entière par le Traité de Paris de 1763 - un geste qualifié d'« ignominieux » par Alexis de Tocqueville (NOTE 5) et ressenti comme un abandon des Canadiens par la France. Peu après, survient la Révolution française qui parut incroyable aux yeux d'une grande partie de l'élite canadienne-française. Plus tard, la tentative d'invasion du Canada par les Etats-Unis, qui luttaient alors pour son indépendance, fut repoussée par les Canadiens (incluant les francophones) qui restèrent fidèles à la couronne d'Angleterre. Puis la révolte des Patriotes de 1837 vint encore brouiller les cartes, cette rébellion qui témoigne d'un courant républicain au Canada, d'une quête de pouvoir par la majorité francophone, en même temps que d'une crise de subsistance touchant de plein fouet les francophones.
Tous ces événements historiques cristalliseront les appartenances. Ils auront pour conséquence d'éloigner la population de souche française de celle d'origine britannique, dont le poids démographique devenait prédominant dans les colonies canadiennes. Ils distendront également les liens politiques et commerciaux avec la France, liens que les ordres religieux s'efforceront cependant de maintenir le plus possible, en continuant de puiser dans les idées débattues dans la Mère Patrie des arguments et des justifications pour la survivance de la langue et de la culture française au Canada. Cette évolution conduira notamment à la création de l'Université Laval, ainsi qu'à l'établissement de nouveaux liens, très étroits, avec la France.
Jean-François
de Raymond
Professeur
associé à l'Université Laval
Membre étranger de la Société royale du Canada
NOTES
1. « Lettre au père Denys Mesland », 1645 ou 1646, dans René Descartes, Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, J. Vrin et CNRS, t. IV, 1976, p. 345 : « encore que votre dessein de convertir les sauvages soit fort généreux et très saint, toutefois à cause que je m'imagine que c'est seulement de beaucoup de zèle et de patience dont on a besoin pour l'exécuter, et non point de beaucoup d'esprit et de savoir ». Le père Mesland, cartésien actif, fut affecté aux missions indiennes aux Antilles.
2. Jean-François de Raymond, Descartes et le Nouveau Monde : le cheminement du cartésianisme au Canada, XVIIe-XXe siècle, Paris, J. Vrin; Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, p. 63.
4. Ouvrage d'Antoine Léonard Thomas, Éloge de René Descartes, 1765.
5. « À M. le vicomte de Tocqueville », 26 novembre 1831, dans Alexis de Tocqueville, Tocqueville au Bas-Canada, présenté par Jacques Vallée, Montréal, Éditions du Jour, 1973, p. 114.
Bibliographie
Descartes, René, Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, J. Vrin et CNRS, t. IV, 1976.
Lamonde, Yvan, La philosophie et son enseignement au Québec, 1665-1920, LaSalle (Qc), Hurtubise HMH, 1980.
Lamonde, Yvan, et Didier Poton (dir.), La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, Presses de l'Université Laval, 2006.
Raymond, Jean-François de, Descartes et le Nouveau Monde : le cheminement du cartésianisme au Canada, XVIIe-XXe siècle, Paris, J. Vrin; Québec, Presses de l'Université Laval, 2003.
Raymond, Jean-François de, Diplomates écrivains du Canada : des voix nouvelles, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2007.
Tocqueville, Alexis de, Tocqueville au Bas-Canada, présenté par Jacques Vallée, Montréal, Éditions du Jour, 1973.
Tocqueville, Alexis de, De la démocratie en Amérique, éd. par Eduardo Nolla, Paris, J. Vrin, 1990, t. II.
Manuscrits : Archives du Séminaire de Québec, Musée de l'Amérique française, Québec.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
Vidéo
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Petit séminaire (Film muet) Montage d'extraits de films montrant des vues d'ensemble et des événements ayant eu lieu au Petit Séminaire de Québec. Journée Portes ouvertes de la Faculté des sciences en 1944. Congrès de la langue française au Canada en 1952 (au cours duquel le Premier ministre Maurice Duplessis reçoit un diplôme honorifique de l'Université Laval). Célébration du centenaire de l'Université Laval en 1952.
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