Floribec : le Québec sous les tropiques
par Tremblay, Rémy
Floribec fait partie de l’imaginaire collectif des Québécois depuis près de 50 ans. Film, roman, publicités, reportages ont largement participé au fil des ans à la consécration de ce haut lieu du tourisme québécois dans la grande région de Miami, en Floride. Floribec est d’abord né du tourisme pour se transformer en une communauté transnationale. En effet, après avoir visité le sud-est de la Floride, des touristes québécois ont choisi d’y vivre en permanence et de subvenir à leurs besoins en offrant des services en français aux autres francophones. Motels, restaurants, dépanneurs, avocats et autres services destinés aux hivernants sont apparus et ont fait naître une communauté floribécoise dont le style de vie et l’économie reposent essentiellement sur la présence constante de touristes québécois, que ce soit pour une semaine ou plusieurs mois. Il en résulte un milieu francophone hors Québec fort distinct des autres milieux francophones en Amérique du Nord. Mais ce phénomène en déclin est aujourd’hui menacé.
Article available in English : Floribec : Quebec in the Tropics
Aux origines de Floribec
Il est difficile de préciser l’origine du mot « Floribec » mais il semblerait qu’il ait été adopté par les hivernants québécois dans les années 1970, puis officialisé dans une recherche de Louis Dupont dans les années 1980. Selon ce dernier, les Canadiens français auraient commencé à immigrer en Floride dans les années 1930. Cette immigration s’inscrivait dans le sillage des investissements du gouvernement des États-Unis qui, pour sortir de la crise économique de 1929, entreprenait la canalisation des marais du sud-est de la Floride, et surtout l’ouverture sur des centaines de kilomètres du grand canal navigable, le Intercoastal Waterway. Du même coup, le gouvernement cherchait à développer l'infrastructure touristique. Des milliers d'Américains se sont rendus dans l’« État du soleil » pour travailler sur ce grand chantier de construction, y compris des Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, dont certains étaient accompagnés de leurs cousins canadiens-français. Une fois les travaux de construction terminés, au lieu de rentrer au chez eux, plusieurs travailleurs d'origine canadienne-française s'établirent en permanence dans la région de Miami, plus précisément à Surfside, sur les rives de l'océan Atlantique, ainsi qu'à North Miami. Après la Seconde Guerre mondiale, on comptait 67 000 familles canadiennes-françaises et franco-américaines dans l'État de la Floride. Ces nouveaux résidents permanents de Surfside, de North Miami ainsi que de Sunny Isles ont généralement trouvé des emplois dans l'industrie touristique puisque la Floride, et en particulier Miami, accueillait un nombre croissant de Canadiens français fortunés se rendant dans cet État pour une période de vacances. Cette première vague de migration massive de Québécois vers la Floride du Sud eut lieu dès la fin de la guerre et se maintint jusqu’en 1960.
Mise en place de la communauté floribécoise
La période de 1960 à 1970 a donné lieu à une seconde vague de migration canadienne-française, surtout québécoise, vers la région de Miami et un nouveau type de migrant s’est imposé: l’investisseur. À l’origine de ce nouvel essor figurent, entre autres, l’effet libérateur de la Révolution tranquille et la plus forte création de richesse au Québec. La coïncidence de ces phénomènes aurait favorisé une plus grande ouverture sur le monde de la part des Québécois. Ainsi, non seulement Expo 67 et certaines productions culturelles québécoises ont-elles exposé davantage le Québec au monde extérieur, mais les Québécois ont profité de cette période d’ébullition culturelle pour voyager davantage à l’étranger.
Par ailleurs, l’industrie du tourisme s’est développée rapidement en Floride avec l’apparition des gros porteurs aériens, la construction du système d’autoroutes aux États-Unis et le déplacement du Nord vers le Sud du pouvoir économique et politique du pays qui amorçait une croissance phénoménale des villes du Sun Belt, dont Miami. Miami Beach et ses banlieues voisines de Surfside et Sunny Isles sont devenus les centres balnéaires privilégiés des Québécois. Les Floribécois y ont vu leur intérêt et ont commencé à y faire des affaires s’adressant, pour l’essentiel, aux touristes québécois. Les entrepreneurs construisirent des motels, des restaurants, des bars, des dépanneurs et divers autres services en français qui répondaient à leurs besoins.
À partir des années 1970, la plupart de ces commerçants se sont installé à Surfside et Sunny Isles, notamment le long de l’avenue Collins, à moins d’un kilomètre de la plage, augmentant ainsi l’achalandage. La destination touristique préférée des Québécois devint abordable financièrement et la langue ne fut plus un obstacle. À cette époque, les hôtels Thunderbird, Suez, Waikiki et Colonial étaient connus de tous les Québécois fréquentant assidûment la Floride… et même de ceux qui envisageaient de s’y rendre. La vie culturelle y était fort animée grâce à la présence constante d’artistes tels que Gilles Latulippe et autres humoristes et chanteurs populaires québécois. Ces derniers faisaient salle comble dans les salles de spectacles des hôtels les plus fréquentés. Ce phénomène bien circonscrit autour de lieux de rencontres de touristes québécois, allait en quelque sorte jeter les bases territoriales de Floribec comme communauté touristique transnationale.
Glissement du Floribec vers le nord
Au cours des années 1980, la communauté floribécoise de Surfside et de Sunny Isles se sont déplacés car, comme dans les années mafieuses de 1920-1930, Miami était devenue l’un des centres internationaux du blanchiment d’argent tiré du marché de la drogue, en plus d’être le théâtre d’importants conflits raciaux. La ville atteint le statut de capitale officieuse de l’Américaine latine, non seulement parce que devenue plaque tournante du système bancaire latino-américain, mais aussi parce qu'elle attire, dans son centre, des centaines de milliers de Cubains, de Nicaraguayens, de Colombiens et autres. Cet afflux permanent de migrants entraîne un exode majeur des WASP (White Anglo-Saxon Protestants) vers les comtés voisins de Broward et de Palm Beach situés au nord de Dade, laissant toute la place aux Hispaniques. De nombreux touristes et immigrants québécois, quittent alors Dade.
Les heures de gloire du Floribec
Au début des années 1990, les espaces floribécois de Surfside et de Sunny Isles ont, à toute fin utile, disparu. Les petits hôtels, motels et vieux édifices modestes, où résidaient bon nombre de Québécois, ont été rasés, remplacés par de luxueuses tours à condominiums s’élevant jusqu’à 30 étages, dont quelques-unes sont la propriété de Donald Trump.
Cette reconfiguration de l’espace explique en bonne partie pourquoi les villes voisines de Hallandale, de Hollywood et de Dania ont connu une expansion si importante à la même période. Elles sont devenues les localités les plus au sud qui puissent accueillir à prix abordable des touristes québécois, ayant été épargnées par les démolitions engendrées par l’étalement urbain. On y trouve encore de petits motels modestes tant recherchés par la masse de touristes québécois. En fait, c’est ici que la communauté floribécoise a véritablement repris racine, autour d’un espace bien délimité, et que la vie quotidienne en français est restée une possibilité.
Configuration actuelle du secteur
Floribec, comme de nombreuses stations balnéaires, dispose d’un district des affaires récréationnelles (DAR) dans lequel se concentrent les principaux services à caractère touristique. Le DAR floribécois dispose d'une voie de circulation piétonne parallèle à la plage, le Broadwalk, et d'une artère principale perpendiculaire à celle-ci, la rue Johnson. Le long de ces deux artères du DAR, s’alignent, selon la saison, les restaurants, stands de nourriture spécialisée, confiseries et boutiques de souvenirs. La plage accueille les plus importants lieux structurants de Floribec, soit le Broadwalk lui-même et la scène de la rue Johnson ainsi que des institutions sociales tel que le fameux Frenchie’s Café. À quelques kilomètres à peine du DAR, le long de la route 1, se concentrent plusieurs autres motels floribécois très populaires, dont le Richard’s Motel, les succursales de la Caisse populaire Desjardins et la Banque nationale du Canada, l’agence immobilière Lacroix, le restaurant Au coq et d’autres services. Puis, à la périphérie du corridor Hollywood-Dania-Hallandale, la population floribécoise et ses quelques points d’ancrage se diluent rapidement.
Il faut noter que le Québec fait partie intégrante de la communauté floribécoise. L’afflux saisonnier de milliers de touristes (souvent qualifiés de « Snowbirds »), l’accès facile en Floride aux journaux, à la radio et aux principales émissions télévisées du Québec, de même qu’à Internet et, de là, par exemple aux opérations bancaires à distance, font en sorte que le Floribec maintient des liens soutenus et constants avec le Québec. En fait, tous ces rapports touristiques et médiatiques, récurrents et permanents, entre le Québec et Floribec ont fait de cette dernière une « communauté transnationale » dont l’existence dépend largement des multiples rapports qu’elle entretient avec le Québec.
Le déclin du Floribec?
Depuis le début des années 2000, Floribec a changé considérablement. Certes, les touristes québécois fréquentent toujours le sud-est de la Floride, mais la vie quotidienne en français et la culture québécoise ne dominent plus le paysage aux alentours de la rue Johnson comme elles le faisaient dans les années 1990. On se rassemble encore sur la plage, mais les touristes et immigrants habitent ailleurs, souvent à une certaine distance du bord de mer. Trois facteurs pourraient être à l’origine de cet effritement : 1) les pressions engendrées par l’étalement urbain persistant de Miami ; 2) l’image négative des Floribécois aux yeux des instances politiques locales ; 3) la concurrence de nombreuses destinations touristiques aussi abordables que la Floride, telles que la République dominicaine, le Mexique et Cuba, qui attirent de plus en plus les Québécois.
L’étalement urbain de Miami
L’acquisition et la démolition des motels floribécois par de riches promoteurs immobiliers locaux et latino-américains ne s’est pas limitée aux villes de Surfside et de Sunny Iles. Faute de terrains disponibles, le mouvement s’étend maintenant jusqu’à Hollywood. À titre d’exemple, un immense complexe hôtelier de luxe a été construit à quelques kilomètres à peine du Broadwalk, lui-même en réfection, et l’on a démoli des motels floribécois situés sur la plage de Hollywood pour y ériger des condominiums de luxe. Hollywood est donc à son tour confrontée au phénomène d’urbanisation en hauteur et de gentrification de sa clientèle touristique, qu’elle ne pourra peut-être pas contrer autant qu’elle le souhaiterait.
L'image négative des Floribécois
La classe socioprofessionnelle à laquelle appartiennent les Floribécois indispose la mairie de Hollywood. En termes strictement économiques (dépenses quotidiennes, taxes foncières, etc.), la municipalité n’a aucun intérêt à encourager les Floribécois de rester sur son territoire. De plus, l’image caricaturale des Floribécois véhiculée par le cinéma québécois et les médias locaux n’a rien pour rassurer les édiles municipaux. Si, dans les années 1980, la Ville de Hollywood appréciait les retombées économiques des francophones, elle considère aujourd’hui que ceux-ci peuvent ternir son image et qu’elle aurait intérêt à emboîter le pas des municipalités voisines qui se réorientent vers un tourisme plus élitique. La Ville a déjà posé un premier geste en démolissant une des plus importantes institutions du Floribec, le Frenchie’s Café, situé au coin du Broadwalk et de la rue Johnson, de même que les petits commerces adjacents. Depuis, l’ambiance floribécoise si chère aux touristes est moins animée qu’elle l’était dans les années 1990. Certes, il y a toujours de nombreux touristes québécois sur la plage, mais ils ont accès à moins de services en français, au contraire de la période de gloire de Floribec. Le seul moment où les Floribécois réinvestissent massivement ce coin de pays subtropical survient en janvier, lors du CanadaFest, événement festivalier annuel regroupant sur le Broadwalk des commerçants floribécois et des chanteurs du Québec : cette manifestation culturelle attire bon an mal an environ 100 000 visiteurs. Mais la présence floribécoise se fait de plus en plus discrète et, même si certains prétendent que tout va bien à Floribec, on peut croire que ses jours sont comptés. Au mieux, tout indique que Floribec a perdu son dynamisme et son âme.
La concurrence touristique commerciale
La multiplication des destinations touristiques à prix abordables ajoute à la pression exercée sur Floribec. Puisque les inconditionnels de la Floride préfèrent des températures ambiantes de 25 °C ou plus, les Antilles, les Caraïbes et le Mexique font tort à l’économie floribécoise. Ce n’est pas pour rien que Le Soleil de la Floride, mensuel fondé en 1983, ne cesse de publiciser les mérites du Sunshine State, insistant sur la familiarité et la sécurité. Force est de constater que les habitués du soleil, particulièrement les voyageurs (solitaires ou en couple) qui ne se déplacent pas dans le Sud en automobile, se laissent tenter par la République dominicaine, Cuba ou le Mexique. Les vols directs en partance de Montréal et de Québec vers Cancun, Acapulco, Punta Cana, Varadero et bien d’autres destinations se multipliant rapidement pour répondre à la demande, donnent accès à un séjour dans ces régions tropicales et exotiques souvent moins dispendieux qu’un séjour prolongé en Floride.
Un patrimoine menacé?
Floribec constitue un chapitre captivant de la petite histoire du Québec moderne et un coin original et fascinant de la Franco-Amérique. Cette communauté transnationale a pris forme à travers la fréquentation de nombreux commerces et lieux structurants de la vie communautaire concentrés dans un périmètre relativement restreint de la côte atlantique. Ces lieux jouaient un rôle primordial comme foyers de vie collective pour les francophones qui séjournaient dans la région métropolitaine de Miami. On constate aujourd’hui que l’espace où certaines pratiques communautaires autrefois caractéristiques de Floribec peuvent être observées est devenu beaucoup plus large et qu’en plus, les signes d’une présence québécoise sont plus difficiles à repérer dans le paysage de la Floride.
Rémy Tremblay
Télé-université
Université du Québec
Bibliographie
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