Théâtre francophone en Alberta
par Équipe de rédaction de l'Encyclopédie
Le théâtre en français est une institution ancrée dans la longue durée en Alberta. La présence francophone y remonte à l’époque des premières explorations et de la traite des fourrures, mais si le fait français a pu s’y perpétuer jusqu’à nos jours, c’est notamment grâce au développement de pratiques culturelles fortes. Les premières manifestations théâtrales apparaissent dans la province dès la fin du XIXe siècle. Par la suite, de nombreuses troupes franco-albertaines se succéderont : en contribuant à maintenir cet art de la scène bien vivant, elles se trouveront à préserver un riche pan du patrimoine culturel francophone de l’Alberta.
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Un riche héritage culturel
Tout au long du XXe siècle, la tradition du théâtre francophone est demeurée bien vive à Edmonton et même dans l’ensemble de l’Alberta. L’importance du théâtre est telle dans la vie culturelle franco-albertaine qu’il figure parmi les premiers sujets à être représentés sur les panneaux ornant la Salle historique de la Faculté Saint-Jean, institution francophone affiliée à l’Université de l’Alberta.
De nos jours, les compagnies de théâtre de la province jouent non seulement du théâtre français, mais visent aussi à favoriser la création et la diffusion d’œuvres franco-albertaines, qu’il s’agisse de comédies musicales à grand déploiement ou de tournées provinciales et interprovinciales. Ces troupes se sont également donné comme mission de transmettre un savoir et une culture francophone en Alberta. Le théâtre en français constitue donc une pratique culturelle extrêmement riche et diversifiée, qui rallie de nombreux publics et revigore le fait français dans la province.
L’ère des pionniers
Dès les années 1880, la communauté francophone albertaine est bien établie et démontre une vitalité culturelle, politique et sociale prometteuse, notamment grâce au dynamisme de plusieurs communautés religieuses. Si l’absence de traces écrites ne permet malheureusement pas de documenter les toutes premières manifestations du théâtre franco-albertain, il est raisonnable de croire qu’il s’y fait déjà du théâtre en français depuis un certain temps. Quelques mentions retrouvées en 1898 dans L’Ouest canadien, le premier journal franco-albertain, témoignent des succès remportés par le Cercle dramatique français, fondé en 1889, sous la direction de Joseph Bilodeau. D’autres sources mentionnent aussi les activités du Cercle canadien d’Edmonton ainsi que du Club dramatique et musical de la paroisse Immaculée-Conception d’Edmonton en 1908.
En 1911, une série d’événements témoigne des développements importants du théâtre franco-albertain. D’abord, il y a l’impressionnante Représentation de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ à Saint-Albert, un spectacle à grand déploiement dont l’organisation, la mise en scène et la direction musicale sont l’œuvre des pères oblats E. Gaborit, Joseph Lebris et Aristide Philippot. Cette Passion comporte 30 tableaux vivants regroupant 140 acteurs, dont un chœur de 20 jeunes filles qui annonce chaque tableau, à l’instar des tragédies grecques. Le spectacle remporte un grands succès et sera aussi joué à Edmonton devant plus de 800 spectateurs. C’est également cette année-là que le Juniorat Saint-Jean, institution fondée en 1908 par les oblats et qui deviendra la Faculté Saint-Jean, joue ses premières pièces pour marquer l’inauguration de son nouvel édifice qu’il occupe toujours actuellement. Enfin, cette même année 1911 verra la visite de la célèbre comédienne française Sarah Bernhardt à Edmonton, à l’occasion de sa tournée d’adieu en Amérique : il s’agit manifestement d’une reconnaissance de la vitalité du théâtre francophone dans l’Ouest canadien.
Créé en 1913, le Cercle dramatique Jeanne d’Arc vise à permettre aux jeunes Franco-Albertains de préserver leur langue tout en s’amusant. Alphonse Hervieux en prendra la direction de 1917 à 1937, devenant par le fait même l’un des piliers de la scène théâtrale francophone. Il ne s’agit pas de la seule initiative théâtrale, bien au contraire : de 1913 à 1915, de nombreux groupes font du théâtre. Citons les élèves anglophones des cours de français de l’Université de l’Alberta, les amateurs du Cercle Saint-Paul, la paroisse de l’Immaculée-Conception, la Société du parler français et les Dames de la Société des Autels de Saint-Joachim. Les élèves du Collège des Jésuites jouent du Molière et les Cercles Grandin et Lacombe de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française montent des pièces du dramaturge français Eugène Labiche (1815-1888). Il s’agit sans conteste d’une période très dynamique pour le théâtre francophone en Alberta.
Des années de consolidation
À la suite de ces premières initiatives fondatrices, le théâtre franco-albertain continue de se développer. Les plus grands succès des années 1930 reviennent à la troupe d’Alphonse Hervieux. En effet, le Cercle dramatique Jeanne d’Arc interprète en 1934 la première pièce franco-albertaine : Bon sang ne ment pas d’Emma Morrier. L’année suivante, le groupe remporte les honneurs au Festival canadien d’arts dramatiques à Calgary avec cette pièce, et représente l’Alberta aux finales du concours présentées à Ottawa. En 1938, une nouvelle troupe de théâtre, Le Cercle Molière d’Edmonton, répète l’exploit en obtenant la première place pour leur interprétation de la pièce Les trois masques (NOTE 1). Ils représenteront l’Alberta au Festival national de London, en Ontario.
En 1943, Le Cercle Molière devient le Théâtre français d’Edmonton et le comédien Laurier Picard en reprend la direction. À la demande du Conseil La Vérendrye des Chevaliers de Colomb, Picard organise la production d’une série de pièces françaises. En 1956, le Théâtre français remporte un succès important à l’occasion de la fête de la Saint-Jean-Baptiste. Le groupe présente Le Voyage de M. Perrichon devant plus de 600 personnes, dont l’ambassadeur de France.
Dès lors, du théâtre en français sera joué un peu partout dans la province. Le Cercle dramatique de Saint-Paul est toujours très actif, comme le sont les groupes de jeunes de la paroisse Saint-Joachim, le Cercle Dollard et le Club Alouette, ainsi que les élèves du Collège Saint-Jean. Ces derniers se font remarquer dans Le Malade imaginaire et Le Bourgeois gentilhomme sous la direction du père André Mercure.
Le Théâtre français d’Edmonton
En 1967, Réginald Bigras, directeur de la troupe Les Collégiens comédiens, et France Levasseur-Ouimet, fondatrice du groupe de théâtre Le Rideau rouge, relancent les activités du Théâtre français d’Edmonton (TFE). Le premier succès de la nouvelle troupe, L’auberge des morts subites, est une création de Félix Leclerc : la pièce attire tout près de 2 000 spectateurs dans une dizaine de centres franco-albertains.
Malgré le grand intérêt du public, la survie du théâtre francophone en Alberta demeure un défi de taille. Dans le but d’assurer une présence active et durable, un poste de directeur artistique salarié sera créé au TFE. Julien Forcier, le premier à occuper ce poste, entre en fonction en août 1970. Par la suite, plusieurs personnes se succéderont à la direction artistique du TFE : France Levasseur-Ouimet, Jean Fortier, Claire Ifrane, Eve Marie et Pierre Bokor (NOTE 2).
Au cours de son existence le TFE connaîtra de nombreux succès. Lors de la saison 1973-1974, à l’occasion du 300e anniversaire de la mort de Molière, plus de 45 comédiens jouent Le Malade imaginaire. En 1987, Le bourgeois gentleman sera interprété sur scène devant son auteure, Antonine Maillet. En 1991, la troupe présente la création franco-albertaine Voulez-vous danser? puis Comme on est différente, comme en se ressemble l’année suivante, toutes deux de Jocelyne Verret. La dernière pièce du TFE sera La guerre des mots de France Levasseur-Ouimet, jouée au printemps de 1992.
D’autres troupes, d’autres publics
Pendant les années 1970 et 1980, l’Alberta foisonne de troupes de théâtre francophones qui courtisent divers publics. Fondée en 1978 par Suzanne Lagacé-Aubin, la Boîte à Popicos est une troupe professionnelle ayant pour mandat de présenter un théâtre de qualité pour jeune public afin d’aider les enfants à apprendre le français. En 1989, la troupe remporte un prix Sterling pour son adaptation du Petit Prince de Saint-Exupéry (NOTE 3). La Boîte à Popicos offre à son public deux créations albertaines : Il était une fois Delmas, Sask... mais pas deux fois d’André Roy et de Claude Binet, jouée en 1990 et Mission Nord-Ouest de Réjean Boutin, présentée en 1991.
En 1980, Pierre Bokor, le nouveau directeur artistique du TFE, fonde le Théâtre à la Carte à la Faculté Saint-Jean. Neuf ans plus tard, cette troupe étudiante remporte le premier prix du One Act Play Festival d’Edmonton pour la pièce Sinfonietta de Jean Tardieu, mise en scène par Sylvie Nicolas. Notons aussi les réalisations du Théâtre du Coyote, fondé en 1985 par Gisèle Lemire. Parmi ses succès, cette institution compte Maman m’a jamais dit ça (1989) de Gisèle Lemire et États d’âme (1992) de Manon Beaudoin. Simultanément, d’autres activités théâtrales connaissent beaucoup de succès en Alberta : par exemple, dans les années 1980, l’improvisation devient particulièrement populaire partout en province. Inspiré du modèle québécois de la Ligue nationale d’improvisation, mise sur pied à la fin des années 1970, une petite salle, située dans les locaux de l’ancienne église Saint-Thomas, se transforme en patinoire sur laquelle évoluent comédiens et arbitres (NOTE 4).
En 1992, le TFE et la Boîte à Popicos fusionnent afin de consolider les assises du théâtre francophone en Alberta. La nouvelle entité ainsi créée prend le nom de L’UniThéâtre et constitue la seule troupe professionnelle de théâtre francophone de la province. Elle se donne pour mission de produire principalement des textes contemporains de dramaturges franco-albertains. L’UniThéâtre devient ainsi un important promoteur des artistes professionnels de l’Alberta.
Les publics jeunesse et adulte étant déjà bien desservis, il restait à conquérir le public plus âgé. En 1999, la Fédération des aînés francophones de l’Alberta lance l’initiative du théâtre pour aînés, qui permet non seulement aux comédiens du troisième âge de se divertir, mais attire aussi un nouveau public. Un nombre important de personnes qui se sont éloignées de la communauté francophone au fil des ans retrouvent par ce biais le goût de la fréquenter. Ainsi, les nombreuses troupes qui foisonnent en Alberta jouent un rôle très important pour toutes les générations de francophones.
Diffusion et rayonnement du théâtre franco-albertain
L’un des indicateurs de la vitalité d’une culture réside notamment dans sa capacité à se structurer pour mieux rayonner à l’extérieur de ses frontières. Plusieurs auteurs et troupes de théâtre francophones de l’Alberta ont su exporter leur talent partout dans les provinces de l’Ouest et dans le reste de la francophonie canadienne.
Depuis quelques années, les troupes franco-albertaines partent de plus en plus fréquemment en tournée dans les autres provinces. Par exemple, en 2006, la pièce Cow-boy Poétré de L’UniThéâtre d’Edmonton a été présentée lors du Festival Zones Théâtrales du Centre national des Arts du Canada à Ottawa, puis au Théâtre Populaire d’Acadie à Caraquet et au Théâtre L’Escaouette à Moncton, au Nouveau-Brunswick, et, bien sûr, sur plusieurs scènes albertaines. L’année suivante, la même troupe est partie en tournée avec la pièce Fort Mac en Ontario et au Québec, où elle a remporté un grand succès (NOTE 5). Il arrive aussi que des pièces d’auteurs franco-albertains soient présentées ailleurs dans la francophonie. Inversement, les pièces créées en français dans les autres régions viennent régulièrement enrichir la programmation locale. C’est ainsi que les Franco-Albertains ont l’occasion de découvrir des pièces d’auteurs québécois, acadiens, franco-ontariens et de l’Ouest canadien.
Les festivals constituent également un vecteur privilégié de diffusion de la dramaturgie franco-albertaine. Le premier festival du théâtre français en Alberta, qui a lieu en 1981 et regroupait 150 comédiens des compagnies de théâtre amateur de toutes les régions de la province, a été suivi de nombreux autres, parfois interprovinciaux. Le Festival de Théâtre Jeunesse, initié par la Boîte à Popicos, continue de remporter beaucoup de succès depuis sa fondation en 1989. Enfin, le Festival de la dramaturgie des Prairies a été mis en place par la Troupe du Jour et L’UniThéâtre en 1997. Année après année, l’événement permet de produire, voire de créer, des textes d’auteurs de l’Ouest, par exemple Ici, ailleurs, de la Franco-Albertaine originaire du Québec Josée Thibeault (NOTE 6). Cette plateforme a donc grandement contribué au rayonnement de l’expression artistique en français dans la province, mais aussi hors de l’Alberta. Et la relève semble bien présente : le succès du programme Jeunes Apprentis, de l’Association des compagnies de théâtre de l’Ouest, continue de propager l’intérêt pour les arts de la scène chez la génération montante.
Théâtre, développement culturel et identité francophone
Les Franco-Albertains sont bien conscients de l’intérêt d’utiliser le théâtre comme une manière d’affirmer leur identité. Au milieu des années 1990, à la Faculté Saint-Jean, le professeur Roger Parent s’intéressait déjà à l’utilisation de l’art sur le développement culturel. Il invitera même Paul-André Sagel, professeur à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre de France, à venir effectuer un séjour en Alberta à l’automne 1996. La volonté de développer encore cet outil culturel continue d’animer la communauté francophone de la province. Le réseautage avec des organismes culturels tels que le Regroupement artistique francophone de l’Alberta (RAFA) s’avère une stratégie efficace.
En définitive, plus qu’un simple divertissement, le théâtre franco-albertain a été et est encore aujourd’hui un moyen pour la communauté franco-albertaine de se retrouver, de s’exprimer, de tisser des liens forts, bref de soutenir l’usage de la langue française, de transmettre un ensemble de valeurs et de manières d’être qui fondent l’identité des francophones d’Alberta.
L'équipe de rédaction de l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française
Nous tenons à souligner le précieux apport de France Levasseur-Ouimet, du Campus Saint Jean de l’Université d'Alberta, dont l’expertise a été mise à contribution pour documenter cet article.
NOTES
1. Pièce créée en 1908 par le dramaturge français Charles Méré (1883-1970).
2. Source : http://www.abheritage.ca/francophone/fr/culture/theatre_francophone.html
3. Les prix Sterling, créés en 1987 à la mémoire de la grande dame de théâtre Élizabeth Sterling Hayes (1897-1957), récompensent annuellement les meilleures réalisations du théâtre professionnel d’Edmonton.
4. Source : http://www.abheritage.ca/francoedmonton/modern/arts-culture_f.html
5. Source : www.lunitheatre.ca
6. Présidente du conseil d’administration du RAFA, Josée Thibeault est une artiste ayant de multiples cordes à son arc : à la fois dramaturge (Ici, ailleurs, Les chats retombent toujours sur leurs pattes), comédienne, metteure en scène et directrice artistique, elle est également réalisatrice de documentaires, photographe, écrivaine et membre du collectif du R.I.R.E., qui présente une revue humoristique annuelle.
Bibliographie
Beauchamp, Hélène et Joël Beddows (dir.), Les théâtres professionnels du Canada francophone : entre mémoire et rupture, Ottawa, Les Éditions du Nordir, 2001.
Beauchamp, Hélène et Gilbert David (dir.), Théâtres québécois et canadiens-français au XXe siècle : trajectoires et territoires, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003.
Bosley, Vivien, « Festival, francophonie et femmes de théâtre », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 5, no 1, printemps 1993, p. 67-81.
Marcus, Jean-Claude, Plan de revitalisation du théâtre francophone à Calgary, Rapport présenté au Regroupement artistique francophone de l’Alberta (RAFA), août 2007.
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