Rivières à saumon en Gaspésie
par Doisne, Mathias
Les rivières de la Gaspésie attirent de nos jours des pêcheurs venus du monde entier pour pêcher le saumon, surnommé le roi des rivières. Les autochtones de la région ont été les premiers à pratiquer la pêche au saumon. Ils ont par la suite été imités par les colons européens arrivés au début du XVIIe siècle. Ce sont les Britanniques qui introduisent la pêche sportive dans les rivières gaspésiennes au XIXe siècle. Cette pratique se développe d’abord avec les clubs privés pour se démocratiser par la suite sous la pression populaire et s’imposer avec la pêche commerciale. Encore aujourd’hui, l’économie de cette région du Québec s’appuie sur cette activité qui a non seulement créé de nombreux emplois mais aussi tout un patrimoine matériel et immatériel, un héritage collectif qui repose sur un écosystème fragile.
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La richesse des rivières québécoises
Le Québec compte aujourd’hui un peu plus d’une centaine de rivières à saumon sur l’ensemble de son territoire. Un bon nombre d’entre elles, comme la rivière Matane ou la Grande Cascapédia, se retrouvent en Gaspésie. Au cours des derniers siècles, le saumon n’a cessé de jouer un rôle important auprès des groupes qui ont habité dans cette région, des Premières Nations jusqu’aux populations actuelles, et qui ont profité de la richesse halieutique des rivières.
Ressource alimentaire, voire de subsistance chez les autochtones et les premiers colons, avant de devenir une espèce recherchée pour la pêche commerciale, le saumon est aujourd’hui un poisson convoité par les adeptes de la pêche sportive en raison de sa très grande combativité. Cette activité n’a cessé de prendre de l’ampleur en Gaspésie depuis le milieu du XIXe siècle au point de devenir une des régions les plus fréquentées par les pêcheurs de saumons à la ligne. Une économie s’est ainsi développée autour de la pêche sportive, rassemblant différents savoir-faire et différentes professions tel que des hôteliers, des restaurateurs, des commerçants spécialisés ou des guides de pêche. Les rivières à saumon représentent donc un patrimoine à part entière sur lequel repose les activités économiques de tout un territoire.
La pêche en Nouvelle-France
Il y a très longtemps que les rivières gaspésiennes sont exploitées pour leur réserve de saumons. Les premiers à avoir pêché ce poisson en Gaspésie sont les Amérindiens et leurs ancêtres. Ressource alimentaire saisonnière d’importance pour les groupes amérindiens, le saumon occupait une place importante dans leur vie quotidienne tant au plan social que culturel. Des techniques traditionnelles, par exemple la pêche au filet, sont encore pratiquées aujourd’hui par certaines communautés de la région gaspésienne comme celle des Micmacs.
En 1627, la Couronne française confie la gestion de la Nouvelle-France à la Compagnie des Cent-Associés, à laquelle appartient Samuel de Champlain. En échange de monopoles commerciaux et de l’exploitation des ressources naturelles de la colonie, la Compagnie s’engage à favoriser l’établissement de milliers de colons. La mise sur pied de ce système marque les débuts du régime seigneurial en Nouvelle-France. Cependant, la Compagnie ne parvient pas à s’acquitter de son mandat d’assurer le peuplement de la colonie : ses privilèges sont révoqués en 1663. Des portions de territoires sont alors concédées en seigneurie à des nobles, des roturiers, des commerçants ou des membres du clergé. Sur ces seigneuries, les premiers lots de terre octroyés aux colons se situent souvent en bordure des cours d’eau, principale voie de transport à l’époque. Tout en défrichant leur terre, les habitants se tournent vers la chasse et la pêche pour compléter leur alimentation. Parmi la grande variété de poissons pêchés se retrouvent des espèces migratrices dont le saumon, qui devient rapidement un aliment de base pour ces nouveaux habitants.
Sous l’impulsion de certains administrateurs coloniaux, tels que l’intendant Jean Talon et le gouverneur Louis de Buade de Frontenac, la pêche au saumon connaît une importante évolution. Ces derniers décident de rendre les colonies autosuffisantes en passant d’une pêche de subsistance à une pêche plus commerciale. De nouvelles seigneuries sont créées et de nouvelles concessions sont autorisées pour développer la pêche et les pêcheries présentes à l’embouchure des rivières. La seigneurie de Matane est vouée à cette nouvelle politique. Mais ce n’est que sous le Régime britannique, après 1760, que cette pêche commerciale connaît une réelle expansion pour atteindre des sommets au milieu du XIXe siècle.
Un équilibre fragile
Les effets de l’intensification des activités de pêche se font vite sentir. Les dommages causés à l’habitat naturel du saumon, provoqués entre autres par la construction de barrages, le déboisement et la multiplication des moulins à eau le long des cours d’eau, menacent l’équilibre fragile des rivières. Dès lors, le rendement de la pêche commerciale au saumon commence à décliner (NOTE 1). Des rapports faisant état de la ressource sont préparés, tandis qu’on dresse des listes de rivières desquelles le saumon a disparu. Pour la première fois, en 1855, on en vient à recommander une réglementation plus stricte, particulièrement dans les endroits surexploités et non contrôlés, et surtout l’instauration d’un permis de pêche, afin de protéger le saumon et son milieu naturel.
Une nouvelle pratique, la pêche sportive
Alors qu’une réglementation commence à se mettre en place, une nouvelle pratique, apparaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle : la pêche à la ligne, ou pêche sportive. Les premiers à introduire cette nouvelle technique dans les eaux gaspésiennes sont les soldats britanniques. Ce nouveau hobby devient rapidement l’apanage des élites américaines et canadiennes qui, portées par le mouvement naturaliste et romantique du début du XIXe siècle notamment véhiculé par les récits d’explorateurs, tendent à s’éloigner de la ville industrielle durant l’été, pour découvrir cette nature sauvage qu’offre l’arrière-pays québécois et les rivières de Gaspésie (NOTE 2).
À la fin du XIXe siècle, le gouvernement de la province de Québec met en place un régime de location des rivières qui marque les débuts de l’ère des clubs privés et du tourisme de luxe dans la région. À partir de 1880, une grande partie des rivières de la Gaspésie comme les rivières Sainte-Anne et Matapédia sont vendues par les propriétaires riverains à ces nouveaux occupants ou laissées en concession par le gouvernement. En contrepartie, les propriétaires doivent verser un loyer annuel au gouvernement et sont tenus de contribuer à la lutte contre le braconnage. Il s’agit là d’une aubaine pour le gouvernement qui ne dispose pas des ressources nécessaires pour s’occuper de la gestion et de la protection de ses rivières.
Les clubs privés se développent donc tout au long de la fin du XIXe siècle pour connaître leur apogée vers 1950. Longeant les rivières, ces clubs, regroupant des membres fortunés triés sur le volet, comprennent des habitations de luxe dans lesquels leurs propriétaires mènent un train de vie digne de celui de la ville. Parmi les plus prestigieux d’entre eux, le Restigouche Salmon Club, fondé en 1880 par un groupe de quarante financiers new-yorkais qui se sont portés acquéreurs de presque tous les terrains situés en bordure des rivières Restigouche et Matapédia.
Une nouvelle gestion des rivières
Si la pêche sportive fut d’abord élitiste, la seconde moitié du XXe siècle voit cette pratique se démocratiser et d’étendre aux autres couches de la population. Le Québec évolue rapidement au plan social et économique. L’accès routier se développe et de plus en plus de Québécois s’adonnent à la pêche à la mouche. Ces derniers désirent alors avoir un meilleur accès à leurs rivières, encore largement aux mains des clubs privés. Le ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche reprend donc progressivement le contrôle de ces cours d’eau pour répondre à la demande de plus en plus pressante de la population québécoise.
À partir de 1980, le gouvernement abolit son système de location des terres. Sur une période de cinq ans, l’ensemble des baux qui ont été octroyés aux clubs privés leur sont retirés pour laisser place à un contrôle gouvernemental, par la création de réserves fauniques, de zones d’exploitations contrôlées (ZEC) et d’organismes locaux pour la gestion des cours d’eau. Les clubs privés qui subsistent alors sont les clubs appartenant à des propriétaires terriens, héritiers des droits obtenus sous le régime seigneurial. Les premières rivières à être ouvertes au public sont les rivières Matane et la petite Cascapédia.
Alors que de plus en plus de rivières s’ouvrent à ces nouveaux adeptes, l’offre elle-même se diversifie. On peut dorénavant pêcher librement sur des portions de la rivière Matane, entièrement publique, ou alors jouir d’une pêche contingentée sur d’autres portions, par exemple sur la rivière York. Cette dernière consiste à limiter le nombre de pêcheurs sur une partie précise du cours d'eau ou bien restreindre le nombre de prises par personne sur une journée. Des services de hautes qualités comme l’hébergement, la restauration ou les services d’un guide peuvent même s’y ajouter, offrant ainsi un éventail de choix intéressant aux pêcheurs. De plus, si les rivières sont publiques, chacune propose des modalités d’accès qui lui sont propres et qui peuvent différer selon les organismes qui les gèrent : il peut s’agir du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, de société des établissements de plein air du Québec (SEPAQ), de zones d’exploitation contrôlée, de sociétés de gestion, d’associations régionales ou même de pourvoiries privées.
L’ensemble de ce système, mis en place dans la seconde moitié du XXe siècle, fait aujourd’hui du Québec l’une des provinces où la pêche au saumon est la mieux organisée et la plus diversifiée par les nombreux modes d’exploitation offerts aux pêcheurs. En Gaspésie, la pêche sportive a réellement pris le pas sur la pêche commerciale, économiquement moins rentable et qui n’a cessé de décliner sans l’appui du gouvernement qui favorise davantage la pêche sportive.
Avec le tourisme de luxe, l’hôtellerie ainsi que l’hébergement se sont développés sur l’ensemble du territoire pour accueillir les nombreux pêcheurs. Des boutiques spécialisées dans la pêche à la mouche sont apparues un peu partout, des fumoirs à poisson se sont installés le long des rivières et des métiers comme les guides de pêches ont vu le jour. Travaillant jadis pour les clubs privés puis ayant contribué à la démocratisation de la pêche en initiant les plus novices, les guides louent maintenant leurs services pour conseiller les pêcheurs.
Un patrimoine fragile
Les rivières à saumon font intimement partie de l’identité de la péninsule gaspésienne et doivent, à ce titre, être protégées le mieux possible. Combatif et réputé difficile à pêcher, le saumon est un poisson très recherché par les pêcheurs sportifs du monde entier et la Gaspésie est un endroit où il demeure encore très présent. Cette région a donc profité de cette richesse naturelle exceptionnelle pour développer une économie basée sur le tourisme halieutique, créant ainsi de l’emploi pour plusieurs générations. Malheureusement, ce patrimoine naturel repose sur un équilibre fragile, comme en témoigne le déclin des populations de saumon depuis le milieu du XIXe siècle, en dépit des efforts du gouvernement et des organismes locaux. Des règlements de protection ont vu le jour, le contrôle des activités de pêche s’est accru et les connaissances scientifiques concernant le saumon se sont approfondies afin de protéger cette ressource qui, bien qu’elle ne soit pas menacée, reste néanmoins précaire.
Mais surtout, outre l’apport important qu’elles représentent pour l’économie régionale, les rivières à saumon sont étroitement liées à la vie quotidienne des Gaspésiens, à leur culture, à leurs traditions et à leur héritage collectif issu des cultures micmac, française et britannique. C’est pourquoi la survie du saumon et de son habitat cache une problématique plus sérieuse, celle de la protection d’un espace patrimonial, tant matériel qu'immatériel, qui découle de la longue histoire de l’établissement humain aux abords de ces rivières. En prenant soin des cours d’eau, c’est donc tout un pan du patrimoine culturel nord-américain que l’on contribue à maintenir bien vivant.
Mathias Doisne
Étudiant en Master 2 professionnel « Patrimoine, Multimédia et Tourismes » à l'Université de La Rochelle
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Notes
1. Pour les années 1820 à 1839, on relève que de 200 000 à 400 000 livres de saumons sont exportées annuellement par les différents ports de pêche en Gaspésie, tandis que ce chiffre ne s'élève plus qu'à 26 000 livres pour la région de Québec et la Gaspésie entre 1840 et 1850. Voir Bernard Beaudin et Yvon Côté (dir.), Le saumon : 400 ans d'histoire et de passion au Québec, Québec, Fédération québécoise pour le saumon atlantique, 2008.
2. Karine Hébert, « Elsie Reford, une bourgeoise montréalaise et métissienne : un exemple de spatialisation des sphères privée et publique », dans Catherine Ferland et Benoît Grenier (dir.), Femmes, culture et pouvoir, numéro thématique de la Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 63, nos 2-3, automne-hiver 2009-2010, p. 294-295.
Bibliographie
Aubert, Gilles, André-A. Bellemare et Gérard Bilodeau, Sentier chasse-pêche : saumon atlantique, Montréal-Nord, Groupe Polygone, 1988.
Beaudin, Bernard, et Yvon Côté (dir.), Le saumon : 400 ans d'histoire et de passion au Québec, Québec, Fédération québécoise pour le saumon atlantique, 2008.
Dunfield, Robert W., Le saumon de l'Atlantique dans l'histoire de l'Amérique du Nord, Ottawa, Ministère des Pêches et des Océans, 1986.
Le ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche et la gestion des rivières à saumon du Québec, Québec, Ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, Direction générale de la faune, 1980.
Maheux, Georges, Le saumon de l'Atlantique dans l'économie de la province de Québec, Québec, Presses universitaires Laval, 1956.
Thibault, Michel, La restauration des rivières à saumons, Paris, Institut national de la recherche agronomique, 1987.