École Guigues d’Ottawa
par Pelletier, Jean Yves
Devant l’ancienne école Guigues, à Ottawa, deux plaques commémoratives, l’une de la Ville d’Ottawa, l’autre de la Fiducie du patrimoine ontarien, témoignent de la lutte épique des francophones de l’Ontario pour la sauvegarde de leurs écoles et le maintien du français comme langue d’enseignement. Les plaques rappellent que l’école Guigues fut un centre du mouvement en faveur des droits de la minorité en Ontario lorsque le gouvernement lança, en 1912, une directive, couramment appelée le règlement 17, limitant l’éducation en langue française aux deux premières années d’école primaire. Le tollé de protestations, notamment à l’école Guigues en 1915-1916, força le gouvernement à modérer sa politique et en 1927, les écoles bilingues furent officiellement reconnues.
Article available in English : The Guigues Elementary School in Ottawa
Un rôle marquant, un symbole majeur
L’École Guigues a joué un rôle de premier plan dans le développement de l’identité et de la mémoire franco-ontarienne. Centre d’éducation des jeunes Franco-Ontariens et Franco-Ontariennes pendant plus d’un siècle, l’école Guigues est l’une des écoles françaises les plus connues en Ontario français. L’école, tantôt de garçons, tantôt mixte, a été dirigée pendant une centaine d’années par les Frères des écoles chrétiennes, et pendant quelques années, au tournant du XXe siècle, par les Sœurs de la Charité d’Ottawa.
Située dans la basse-ville d’Ottawa, rue Murray, les origines de l’école remontent à 1864. Érigée par la Commission des écoles séparées catholiques d’Ottawa, elle porte d’abord le nom d’école centrale puis elle est renommée « école Guigues » en 1889, en honneur de monseigneur Joseph-Eugène-Bruno Guigues, o.m.i., premier évêque d’Ottawa. Vu le nombre grandissant d’étudiants, un nouveau bâtiment– en pierre et en brique cette fois – est construit en 1904. Au fil des années, l’école a accueilli des milliers d’élèves et plusieurs de ses finissants ont occupé d’importants rôles de leadership dans la communauté franco-ontarienne. Cependant, ce qui distingue cette école française de l’Ontario de toutes les autres, c’est son rôle dans le mouvement de résistance des Franco-Ontariens à l’inique règlement 17 qui restreignait l’enseignement en français dans les écoles ontariennes.
Diane et Béatrice Desloges : héroïnes de la lutte contre le Règlement 17
Natives d’Ottawa, les sœurs Diane Desloges et Béatrice Desloges, enseignantes à l’école Guigues, refusent dès la rentrée des classes en 1915 de se conformer au Règlement 17, défiant ainsi la directive ministérielle [du ministère de l’Éducation de l’Ontario] qui restreint l’enseignement en français aux deux premières années du primaire. Puisque les deux enseignantes s’opposent vigoureusement au règlement, la commission scolaire temporaire (surnommée « Petite Commission »), constituée par le gouvernement provincial, leur interdit l’accès à l’école Guigues dès le mois d’octobre. Les institutrices Desloges, avec l’appui des parents et de la communauté, décident d’ouvrir des classes clandestines dans une « école libre » située dans le sous-sol d’une chapelle, puis ensuite dans les locaux d’un édifice commercial. Elles maintiennent leur opposition, même quand les autorités provinciales refusent de verser leur salaire et révoquent leur brevet d’enseignement. L’école Guigues se vide et les enseignantes embauchées pour remplacer les soeurs Desloges se retrouvent seules !
Les journaux francophones et anglophones de l’époque racontent les exploits des soeurs Desloges et des manifestations publiques sont organisées. Après quelques mois d’instabilité, les parents en ont assez et une mobilisation populaire de désobéissance civile s’organise. Des femmes – en grande partie des mères de famille – prennent d’assaut l’école et suite à la bataille dite « des épingles à chapeaux », des enseignantes et des mères commencent le long siège de « l’école de la résistance ».
La résistance s’organise
Le mardi 4 janvier 1916, un groupe de mères armées de ciseaux et d’épingles à chapeau réussissent à occuper l’école Guigues et montent également la garde à l’entrée (NOTE 1). La Petite Commission réagit aussitôt et obtient une injonction ordonnant aux demoiselles Desloges de quitter immédiatement l’école, faute de quoi elles seront arrêtées et jetées en prison. Mais les sœurs Desloges refusent d’obtempérer et poursuivent leur enseignement aux élèves pendant deux jours, protégées par des mères de famille qu’on surnomme les « gardiennes de l’école ». Le soir, tout le monde rentre chez soi.
Coup de théâtre au matin du vendredi 7 janvier : des policiers attendent les sœurs Desloges et leurs « gardiennes » à l’intérieur de l’école et tentent de les empêcher d’entrer. Des parents, hommes et femmes, réussissent quand même à pénétrer dans l’école avec un groupe d’élèves qui, à leur tour, font entrer les sœurs Desloges par une fenêtre. Une assemblée se déroule ensuite à l’intérieur, alors que le président de la Petite Commission, Arthur Charbonneau, tente de faire reconnaître la légitimité des nouvelles enseignantes qu’il a nommées pour remplacer les sœurs Desloges. Mais le contraire se produit. Les parents présents obtiennent plutôt la démission de Charbonneau et ils l’expulsent de force de l’école. Ce même après-midi du 7 janvier, le président du Conseil des écoles séparées d’Ottawa, Samuel Genest, vient saluer la victoire des parents.
À partir de ce jour, les « gardiennes de l’école » restent en poste jour et nuit et les demoiselles Desloges reprennent l’enseignement dès le lundi suivant. Puis l’affaire prend de l’ampleur. À la fin du mois de janvier 1916, débute une série de manifestations des élèves francophones d’Ottawa, notamment le 31 janvier, lorsqu’ils se rendent en délégation à la mairie d’Ottawa pour réclamer le paiement des salaires de leurs enseignants. Sans résultat.
L’Association canadienne-française d'éducation d'Ontario (ACFEO) et le Conseil des écoles séparées d'Ottawa (CÉSO) adoptent alors une stratégie encore plus agressive. Les écoles de la CÉSO ferment d’abord leurs portes, puis, le 11 février 1916, les 4 300 élèves en grève du réseau paradent dans les rues d’Ottawa en brandissant des pancartes et en entonnant une chanson contre le Règlement 17 sur l’air bien connu de It’s a long way to Tipperary, que fredonnent tous les militaires – rappelons que nous sommes alors en pleine Première Guerre mondiale. À l’instar des élèves des autres écoles bilingues de la ville, les élèves de l’école Guigues participent à cette grande manifestation devant le Parlement canadien et dans les rues de la ville.
Diverses manifestations se succèdent ainsi jusqu’au printemps 1916, pendant que les « gardiennes des écoles » maintiennent leur vigile jusqu’en juin dans les écoles en grève. En effet, afin de prévenir toute tentative de la part des administrateurs provinciaux de révoquer le personnel enseignant, des groupes de femmes, le plus souvent des mères d’élèves, montent la garde, sous le leadership des sœurs Diane et Béatrice Desloges, devant l’établissement scolaire, armées de leurs épingles à chapeaux. Enfin, les écoles ouvrent de nouveau leurs portes à l’automne 1916, pour la rentrée scolaire. En novembre de la même année, le Conseil privé de Londres, c’est-à-dire l’instance suprême de la justice canadienne, déclare la Petite Commission illégale. La CÉSO peut donc reprendre ses activités normales et payer les arrérages des enseignants.
Le dernier épisode de cette lutte épique survient lorsque les contribuables anglophones poursuivent le président de la CÉSO pour avoir verser le salaire dû aux enseignants. C’est finalement l’intervention du pape en personne, Benoît XV, interdisant aux catholiques de l’Ontario de se poursuivre entre eux pour des questions de langue, qui mettra un terme aux procédures judiciaires. Comme le dossier n’est pas réglé sur le fond, la CÉSO continuera de s’opposer au Règlement 17. La crise se résorbe en 1921 et les écoles bilingues sont officiellement reconnues en 1927.
Le processus de mise en valeur patrimoniale de l’école Guigues
L’école Guigues a reçu ses lettres de noblesse lors des évènements liés à la résistance au Règlement 17. Une amicale est fondée en 1920 qui demeurera très active jusqu’aux années 1950. En 1979, une fête est organisée pour célébrer les 75 ans de l’édifice historique. Des journées portes ouvertes accueillent alors des centaines de visiteurs et un cahier-souvenir est offert à cette occasion. Un bémol vient cependant assombrir cette fête puisqu’à l’été 1979, le conseil scolaire annonce la fermeture de l’école due à une baisse des inscriptions. L’immeuble, jugé excédentaire par le conseil scolaire, sera donc loué au cours des années 1980.
Sur une période de quinze ans, de 1979 à 1994, les efforts menés pour la sauvegarde de l’ancienne école Guigues, sont nombreux. Vu l’importance historique et symbolique de l’immeuble, plusieurs projets sont élaborés pour lui donner une nouvelle mission : centre culturel, centre de théâtre, centre d’archives. Malheureusement, toutes ses tentatives échouent. L’état de l’école désaffectée, sans locataire et restée sans chauffage depuis la fin des années 1980, demeure critique. Il faut désormais agir rapidement. De sorte que lorsque l’ancienne école Guigues est mise en vente par la section catholique du Conseil scolaire de langue française d’Ottawa-Carleton, en 1992, un groupe de personnes, des intervenants et intervenantes en patrimoine franco-ontarien, se réunit au Regroupement des organismes du patrimoine franco-ontarien (ROPFO) pour discuter de la situation.
L’école Guigues étant un symbole important pour la communauté franco-ontarienne dans sa lutte pour l’obtention de ses droits scolaires, où se sont déroulés tant d’évènements clés de la lutte en faveur de l’enseignement en français en Ontario lors du règlement 17, tous reconnaissent alors qu’il est important de protéger ce patrimoine bâti. On organise sur-le-champ un comité de sauvegarde et on prépare des rencontres publiques et privées avec les médias, le grand public et les autorités publiques. Le comité se donne pour mission, entre autres, de solliciter des acheteurs francophones et de veiller à ce que l’édifice ne soit pas démoli dans l’immédiat. Un sous-comité des « nouvelles dames gardiennes », formé de cinq intervenantes, est la face publique du comité de sauvegarde.
Après des mois d’efforts, un acheteur privilégié se manifeste : le Centre polyvalent des aînés francophones d’Ottawa-Carleton (CPAFOC). C’est finalement en 1994 que cet organisme signe le contrat d’achat de l’ancienne école. La direction du Centre de jour y établit ses locaux tout en signant un partenariat avec un entrepreneur afin d’aménager des condominiums aux étages supérieurs. Le coût des rénovations s’élèvent à 4 millions $; tous les paliers de gouvernements sont mis à contribution et la communauté franco-ontarienne souscrit la somme d’environ un demi-million de dollars grâce à une vigoureuse campagne de financement. De concert avec la direction du CPAFOC, un comité veille à ce que l’école soit rénovée selon les normes du patrimoine bâti, s’assure qu’une aire patrimoniale soit établie (conception d’une exposition historique permanente et désignation de salles nommées en l’honneur d’illustres Franco-Ontariens et Franco-Ontariennes d’Ottawa), et voit à la création d’un fonds d’archives.
L’immeuble est rénové en 1996-1997 et le Centre de jour, rebaptisé « Centre de jour Guigues » ouvre enfin ses portes. L’ouverture officielle a lieu le 30 mai 1997 en présence de plusieurs centaines d’invités. Une aire patrimoniale permanente est ainsi dévoilée et un cahier-souvenir est lancé ce jour-là. Une fierté bien légitime se lit sur tous les visages. Soixante-dix ans après la sauvegarde de l’enseignement en français en Ontario, l’école Guigues est sauvée à son tour.
Notons enfin que la détermination des sœurs Desloges leur a valu l’admiration de la communauté franco-ontarienne et a fait de ces deux enseignantes un symbole tangible et durable de la résistance au règlement 17. En 1997, la francophonie ottavienne qui n’a pas oublié le rôle joué par les deux enseignantes, donne à une nouvelle école secondaire d’Orléans, dans la banlieue d’Ottawa, le nom Béatrice-Desloges en hommage à l’héroïne.
L’école Guigues, un élément phare de l’enseignement franco-ontarien
En définitive, l’occupation de l’école Guigues constitue l’expression la plus spectaculaire d’une stratégie de résistance communautaire. Le dévouement et le courage des enseignants lors des luttes pour l’enseignement en français aux élèves franco-ontariens sont exceptionnels, tout comme la défense de leur école par des mères de famille : l’affaire fortement symbolique des « épingles à chapeaux » aura si bien galvanisé l’opposition au règlement 17 que le tollé de protestations qui s’ensuit oblige le gouvernement à modérer sa politique. En contribuant à la sauvegarde de l’enseignement en français en Ontario, l’école Guigues est donc un symbole fort de l’identité franco-ontarienne.
Jean Yves Pelletier
Conseiller en patrimoine, Ottawa
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Notes
1. Cette reconstitution partielle des événements est tirée du projet « La présence française en Ontario : 1610, passeport pour 2010 », réalisé par le Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa.
Bibliographie
Album-souvenir du 75e anniversaire de l’école Guigues : 1904 à 1979, Ottawa, Le Conseil des écoles séparées catholiques d’Ottawa, 1979, 112 p.
Le Centre artistique Guigues : étude de faisabilité/Guigues Centre for the Arts : project presentation, préparé par Marie Lanoue, Marc Gendron, André Thériault [Ottawa, 1982], 68 p.
« Le Centre de jour Guigues : un bel exemple de préservation et de conservation historique d’un édifice riche en patrimoine », dans Newsletter/Bulletin, Council of Heritage Organizations in Ottawa/Conseil des organismes du patrimoine d’Ottawa, no 21, juillet 1997, p. 11-12. (Article reproduit dans Fleur-de-trille, Ottawa, Regroupement des organismes du patrimoine franco-ontarien, automne 1997).
L’école Guigues : fanal de la francophonie/L’École Guigues: Minority’s landmark. Ottawa, Ottawa, Comité local pour la conservation de l’architecture/Local Architectural Conservation Advisory Committee, 1980, [15] p.
« L’école Guigues… l’école de la résistance », dans Le Métropolitain (Toronto), semaine du 9 au 16 janvier 1996, p. 2.
PELLETIER, Jean Yves, Cahier-souvenir de l’École Guigues d’Ottawa (1864-1997), Ottawa, J.Y. Pelletier et Centre de jour Guigues, 1997, 34 p.
PELLETIER, Jean Yves, L’école Guigues d’Ottawa. Chronologie des événements. Première partie : dates importantes depuis la fermeture de l’école (1978-1992). Deuxième partie : dossier de presse (1981-1992). Troisième partie : dossier historique (1864-1992), Toronto, chez l’auteur, 2 décembre 1992, 60 p.
SOCIÉTÉ SAINT-JEAN-BAPTISTE D’OTTAWA. SECTION NOTRE-DAME. Livre d’or de l’école Guigues, Ottawa, Imprimerie Le Droit, 1917, 93 p.
Lectures complémentaires
ASSELIN, J.-A. Émile, Les mamans ontariennes, Ottawa, Le Droit, 1917, 43 p.
BEGLEY, Michael, Le règlement XVII : l’étude d’une crise, Ottawa, Association des enseignants franco-ontariens, 1979, 41 p.
CHOQUETTE, Robert, La foi gardienne de la langue en Ontario, 1900-1950, Montréal, Bellarmin, 1987, 282 p.
GODBOUT, Arthur, Historique de l’enseignement français dans l’Ontario 1676-1976, Ottawa, Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, 1979, 102 p.
GODBOUT, Arthur, L’origine des écoles françaises dans l’Ontario, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1972, xvi-183 p.
GODBOUT, Arthur, Nos écoles franco-ontariennes : histoire des écoles de langue française dans l’Ontario, des origines du système scolaire (1841) jusqu’à nos jours, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1980, 144 p.
SIMON, Victor, Le règlement XVII : sa mise en vigueur à travers l’Ontario, 1912-1927, Sudbury, Société historique du Nouvel-Ontario, collection « Documents historiques » no 78, 1983, 58 p.