Port-la-Joye – Fort Amherst, à l’Île-du-Prince-Édouard
par MacDonald, Monica
Le Lieu historique national du Canada de Port-la-Joye – Fort Amherst est situé à proximité de Rocky Point, près de la route 19 sur la rive sud du comté de Queens, à l’Île-du-Prince-Édouard. Les visiteurs du site peuvent y voir les fondations recouvertes d’herbe du Fort Amherst, érigé par les Britanniques en 1758, ainsi que l’indication de l’emplacement de quelques structures associées à l'ancien Port-la-Joye - un avant-poste colonial français et l'un des premiers établissements coloniaux permanents de l'île. Le site comprend notamment les vestiges d’une maison ayant appartenu à Michel Haché dit Gallant et à son épouse, Anne Cormier, qui ont été parmi les premiers Acadiens à peupler l’île-du-Prince-Édouard.
Article available in English : Port-la-Joye – Fort Amherst: A Colonial Outpost in an Island Setting
Un lieu historique national du Canada
La Commission des lieux et monuments historiques du Canada (CLMHC) a désigné Port-la-Joye – Fort-Amherst comme un site d'importance historique nationale pour plusieurs raisons (NOTE 1). De 1720 à 1768, le site a d’abord été utilisé par les Français, puis par les Britanniques, comme siège du gouvernement et port d’entrée de l’île. Port-la-Joye a également été un important avant-poste colonial français, où les dirigeants français se réunissaient régulièrement avec des chefs mi'kmaq pour renouveler leur alliance, ce qui en fait un site ayant joué un rôle important dans la lutte entre la France et la Grande-Bretagne pour le contrôle de l'Amérique du Nord (NOTE 2). Enfin, Fort Amherst était l'un des principaux endroits où les Britanniques ont rassemblé puis déplacé de force la population (principalement) acadienne. Il s’agit de la plus grande et de la plus sanglante des déportations acadiennes perpétrées par les Britanniques.
L’implantation française et acadienne
Les débuts de Port-la-Joye – Fort-Amherst doivent être compris dans le contexte géopolitique et culturel plus large de la région atlantique. Avant la fin du XVIIIe siècle, le territoire insulaire maintenant connu sous le nom d’île-du-Prince-Édouard était exclusivement occupé par les Mi'kmaq. Ceux-ci appelaient la petite île Epekwitk, qui signifie «bercée par les vagues», et la considéraient comme une parcelle d'un territoire beaucoup plus vaste comprenant l’ensemble de ce que nous appelons aujourd’hui les provinces maritimes. Cette région était appelée Mi'kma'ki.
L’arrivée des Français changera pour toujours la situation des Mi'kmaq qui ne seront plus les seuls habitants permanents d’Epekwitk. Le changement s’amorce en 1719 lorsque le roi Louis XV accorde à Louis Hyacinthe Castel, comte de Saint-Pierre, l’exclusivité de la pêche à l'île Saint-Jean (le nom français de l’île à cette époque) et certains autres droits. En échange de cette concession royale, le comte et sa Compagnie de l'île Saint-Jean sont tenus d’établir une colonie. Bien qu’il s’agisse d’une entreprise privée, les promoteurs sont directement subordonnés au gouverneur de l'île Royale (aujourd’hui du Cap-Breton), à Louisbourg (NOTE 3).
En 1720, les premiers navires qui accostent à l'île Saint-Jean, en provenance de Rochefort, transportent des biens, des colons, des pêcheurs, une garnison de trente hommes et son commandant Robert-David Gotteville de Belile, des Compagnies franches de la Marine. Ces derniers choisissent un site donnant sur un port profond et bien abrité, d’où ils jouissent d’un excellent point de vue sur le chenal d’entrée, le grand bassin et l’embouchure de la rivière du Nord Est, cours d’eau qui mène au nord de l'île. Cette localisation présente un grand intérêt stratégique, considérant que l’on craint alors la reprise du conflit avec les Britanniques. Selon les termes du traité d’Utrecht de 1713, les Français avaient perdu le contrôle de l’Acadie (aujourd’hui la péninsule de la Nouvelle-Écosse, excluant l’île du Cap-Breton), dorénavant aux mains des Britanniques, mais ils avaient conservé l’île Saint-Jean, l’île Royale et certains droits de pêche sur une partie de la côte de Terre-Neuve.
La naissance de Port-la-Joye
Le groupe fondateur baptise ce site Port-la-Joye et y érige les premiers bâtiments de l’avant-poste et de la colonie. Ils comprennent des habitations pour le commandant et l’aumônier (peut-être aussi pour quelques officiers), des casernes pour les soldats, ainsi qu’une chapelle, une boulangerie et un entrepôt (NOTE 4). En périphérie se trouvent les maisons des colons, dont certains arrivent de la Nouvelle-Écosse (Acadie sous contrôle britannique) dès la première année. L’une de ces habitations appartient à Michel Haché dit Gallant et à son épouse, Anne Cormier. Les Gallant et leur famille ont émigré de Beaubassin et sont parmi les premiers Acadiens à s'installer de façon permanente sur l'île Saint-Jean (NOTE 5). D’autres Français et Acadiens s’installent ailleurs sur l'île, plus particulièrement sur la rive nord à Havre St-Pierre.
Après quatre ans, la Compagnie du comte de Saint-Pierre périclite, aussi la plupart des habitants de Port-la-Joye quittent-ils les lieux. Le gouverneur de Louisbourg donne aussi l’ordre à la garnison et à son commandant de se retirer. Mais plusieurs des familles (principalement) acadiennes de l’île, dont les Gallants, choisissent de rester sur place et de se débrouiller seules. L’avenir de la colonie naissante s’annonce néanmoins sous un jour assez sombre. En fin de compte, le gouverneur de Louisbourg autorisa l’installation d’une nouvelle garnison en 1726, composée de 25 à 30 hommes et commandée par Jacques d’Espiet de Pensens. Port-la-Joye devient alors une colonie de la Couronne, même si les statuts de la Compagnie de Saint-Pierre ne seront révoqués qu’en 1730.
Port-la-Joye sous le feu de l’ennemi
Cet avant-poste vivote jusqu'en 1744. Cette année-là, la guerre reprend entre l'Angleterre et la France Le gouverneur de Louisbourg doit rappeler la garnison. Les colons se réfugient à l’intérieur des terres. À l’été 1745, un groupe armé composé d’Anglo-Américains venu de Nouvelle-Angleterre parvient à assiéger et à prendre la ville-forteresse de Louisbourg. Un détachement se dirige ensuite vers l'île Saint-Jean. Ils y attaquent et incendient d’abord Trois-Rivières, un établissement située sur la rive orientale de l’île, avant de rallier le site déserté de Port-la-Joye et d’y mettre le feu. Un petit groupe d’Amérindiens et de Français s’interpose et contre-attaque. Après l’affrontement, les deux parties se retirent, les Français à Québec et les Anglo-Américains à Louisbourg, qui est maintenant en leur possession.
Port-la-Joye est laissé en ruines. En 1748, lorsque la paix revient une fois de plus entre les deux puissances européennes, les Français récupérèrent officiellement l’île Royale et l’île Saint-Jean. Le gouverneur du Canada à Québec envoie un nouveau détachement à l’île Saint-Jean, sous le commandement de Claude Denys Elisabeth Bonnaventure, afin de rétablir Port-la-Joye. La paix étant précaire, particulièrement en Nouvelle-Écosse, les Acadiens qui y vivent souffrent de la militarisation croissante et des effets de la colonisation britannique dans la région. Les autorités britanniques multiplient également les efforts pour leur faire prêter le serment d’allégeance à la Couronne britannique. De leur côté, les autorités françaises font également pression sur eux pour qu’ils se déplacent dans les territoires qui sont encore sous contrôle français. C’est pourquoi l’immigration acadienne porte la population totale de l’île Saint-Jean de quelque 735 personnes en 1748 à environ 3000 âmes en 1754 (NOTE 6).
Fin de Port-la-Joye et Déportation
L’avenir prometteur de Port-la-Joye s’assombrit avec la reprise des hostilités entre la Grande-Bretagne et la France. En 1755, avant même que la guerre ne soit officiellement déclarée, les Britanniques commencent à mettre en œuvre leur projet de déporter tous les Acadiens et Français de la Nouvelle-Écosse vers les colonies anglo-américaines et l’Angleterre. Une partie de ceux qui échappe aux rafles britanniques traverse à l’île Saint-Jean. Au cours des trois années suivantes, cet afflux migratoire pousse la population civile d’origine acadienne et française de l'île à plus de 4000 personnes (NOTE 7).
Après la chute définitive de Louisbourg, en juillet 1758, les Français et les Acadiens vivant sur l’île Saint-Jean seront eux aussi soumis à la déportation. À partir de Louisbourg en ruines, le lieutenant-colonel britannique Andrew Rollo et son régiment font voile jusqu’à Port-la-Joye afin de prendre possession de l’île. Le commandant français Gabriel Rousseau de Villejouin est contraint de se rendre. On commence alors à rassembler les habitants. Environ 1100 d’entre eux parviennent à échapper aux Anglais, certains se cachent, mais la plupart s’enfuient tout simplement de l’île (NOTE 8). En tout, les Britanniques déportent environ 3100 civils (pour la plupart) acadiens, de Port-la-Joye jusqu’en France (NOTE 9). Au moins la moitié d’entre eux n’arriveront jamais à destination – succombant à des naufrages, aux mauvaises conditions de voyage ou à la maladie – tandis que plusieurs autres meurent peu après leur arrivée (NOTE 10).
De fort à ferme
La victoire britannique s’avère décisive : elle met fin au règne des Français sur l’Île Saint-Jean. Les Britanniques rebaptisent leur possession St. John’s Island et rebaptisent également Port-la-Joye du nom du commandant des forces terrestres qui a fait tomber Louisbourg, le major général Jeffrey Amherst. Ils y construisent un fort modeste, légèrement plus élevé que le précédent, sur la falaise même où les Français avaient érigé leurs bâtiments. Pendant une décennie, le fort Amherst continuera de servir de siège au gouvernement britannique de l’île et de port d’entrée. Puis, en 1768, la garnison se retire du fort et déménage à Charlottetown, choisie comme nouvelle capitale par l’arpenteur général Samuel Holland.
Fort Amherst – et les traces tangibles de son passé trouble – commencent alors à s’effacer. Holland était chargé d’arpenter l’île entière, puis de la diviser en cantons ou en lots. Il a donné à celui qui englobe fort Amherst le numéro 65. Bien que réservé à un usage militaire, ce lot ne sera finalement jamais utilisé à cette fin. Au cours des années suivantes, une grande partie de celui-ci sera plutôt loué et utilisé à des fins agricoles. En 1914, il appartient à John Hyndman qui sera le dernier propriétaire foncier civil de cette portion de l’île. En 1959, le gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard (l’île porte ce nom depuis 1799) acquiert le fort Amherst au nom du gouvernement du Canada afin d’y créer un site historique national (NOTE 11).
Évolution d'un
lieu historique national
L’histoire de Port-la-Joye - Fort-Amherst en tant que Lieu historique national du Canada (NOTE 12) reflète l’évolution de la compréhension et l’interprétation de son passé complexe. En mai 1958, la CLMHC recommande que «Fort Amherst (Port la Joie)» soit déclaré d'importance historique nationale et que le site soit adapté pour créer un parc historique national. Une plaque standard a été délivrée pour «Fort Amherst». Plus tard cette année-là, lors d’une discussion sur la création éventuelle d'un autre lieu historique national sur l’île, plus exactement à Brudenell Point (anciennement Trois-Rivières), le Conseil note l’importance de Port-la-Joie qui a été « la capitale de l’île durant le Régime français et la scène de la transition de ce régime à la domination anglaise. »
Les raisons officielles ayant mené à la désignation de Fort Amherst comme lieu d’importance historique nationale ont finalement été tirées de ces procès-verbaux et de ces recommandations. Ainsi, le site sera reconnu pour son rôle en tant que siège du gouvernement et de lieu d’entrée de l’île de 1720 à 1770, et comme avant-poste colonial stratégique dans la lutte entre les Français et les Britanniques. En 1985, afin de mieux souligner l'occupation française et acadienne, un décret ministériel a permis de changer son nom pour Fort-Amherst – Port La Joye. En 2003, lors d’une discussion du CLMHC au sujet des lieux historiques nationaux portant un double nom reflétant des aspects historiques distincts, le Conseil a cité en exemple le site Port La Joye – Fort Amherst.
Au fil des ans, Parcs Canada, ses principales constituantes et d’autres partenaires ont de plus en plus mis l’accent sur d’autres thèmes historiques importants liés à Port-la-Joye - Fort-Amherst, autres que ceux pour lesquels il avait été reconnu. En 1965, les descendants de Michel Haché-Gallant et Anne Cormier ont placé un monument commémoratif sur le site en l’honneur de leurs ancêtres. En 2008, la Commission internationale pour la commémoration de l'Odyssée acadienne et du Grand Dérangement y a érigé un monument pour identifier cet endroit comme l’un des lieux de déportation des Acadiens. Cette même année, la CLMHC a élargi les motifs de la désignation du site pour y ajouter le fait que Port-la-Joye était l’un des deux endroits de la région où les chefs mi'kmaq et les représentants des autorités françaises se réunissaient régulièrement pour renouveler leur alliance. Le Conseil a en profité pour modifier la date de fin de période de désignation du site pour la situer plus précisément en 1768, au lieu de 1770.
La mise au jour d’un patrimoine majeur de l’île
Sans les recherches historiques et archéologiques menées par Parcs Canada, ses partenaires et les autres groupes intéressés par le patrimoine de ce site, une grande partie de ce que nous savons sur Port-la-Joye – Fort-Amherst n’aurait pas pu être mis en lumière. Sans leurs efforts d'interprétation, l’histoire du site reposerait sur bien peu de choses, d’autant qu’il n’y subsiste que peu de vestiges et que ces forts n’ont fait l’objet d’aucune reconstruction. Port-la-Joye – Fort-Amherst poursuivra sans doute son évolution en tant que lieu historique national. Grâce à ses nombreux éléments fascinants, il continuera de représenter un chapitre important de l’histoire de l’île-du-Prince-Édouard et du Canada.
Monica MacDonald
Parcs Canada
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Photos
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Sceau français, Port-
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Notes
1. Minutes de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada, décembre 2008.
2. L’autre lieu de rencontre des dirigeants français et mi'kmaq était situé au même endroit, ou tout près, de l’actuelle ville de Saint-Pierre au Cap-Breton. Dans la décennie 1750, ils se rencontraient possiblement aussi à Chapel Island. Ces rencontres ont cessé en 1755, en raison du contexte de guerre. A.J.B. (John) Johnston, «Port-la-Joye - Fort-Amherst, Lieu historique national du Canada: proposition de modification de l'objectif de commémoration», Sites et monuments historiques du Canada 2008-74 (2008), p. 5, notes 3 et 8.
3. Pour une description détaillée de ces relations, voir Barbara Schmeisser, «Building a Colonial Outpost on Ile St. Jean: Port La Joye, 1720-1758», Parcs Canada, centre de services de l’Atlantique (2000).
4. Schmeisser, op. cit., p. 2-3.
5. Sur les Gallant et les vestiges archéologiques de leur habitation, voir Rob Ferguson, «The Search for Port La Joye: Archaeology at Île Saint-Jean’s First French Settlement», Island Magazine, 27 (Spring/Summer 1990), p. 3-8.
6. Stephen A. White, «The True Number of the Acadians», dans Ronnie-Gilles LeBlanc (dir.), Du Grand Dérangement à la Déportation: Nouvelles perspectives historiques, Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université du Moncton, 2005, p. 39, 55.
7. Christine Boucher (et Ronnie-Gilles LeBlanc, communication personnelle) cite Stephen A. White, qui évalue la population à 4100 âmes, alors que d’autres chercheurs l’estiment plus élevée, par exemple Earle Lockerby qui avance le nombre de 4600. Stephen White sur Odyssée acadienne et le monument du Grand Dérangement à Port-la-Joye, et sur le site internet de la Société nationale de l’Acadie ; Earle Lockerby, Deportation of the Prince Edward Island Acadians, Halifax, Nimbus, 2008, p. 66-68, tous deux cités dans Christine Boucher, «La Déportation des habitants de L’Île Saint-Jean», Commission des lieux et monuments historiques du Canada, 2010-22 (2010), p. 3, note 10.
8. Ronnie-Gilles LeBlanc, communication personnelle ; Johnston, op. cit., p. 8 ; Earle Lockerby estime ce nombre à 1600. Lockerby, op. cit., p. 66-68.
10. Lockerby, op. cit., p. 67-70.
11. Sur le développement du site à la fin du 18e siècle et tout au long du 19e siècle, voir Schmeisser, op. cit., p. 129-134.
12. Sur ce qui suit, voir les Minutes de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada, particulièrement les éditions de mai/novembre 1958, mai 1961, juin 1981, novembre 1985, décembre 2003 et décembre 2008. Pour en savoir plus sur le processus de désignation de Port-la-Joye – Fort-Amherst comme lieu historique national au CLMHC, voir Johnston, op. cit.