Tourtière du Lac-Saint-Jean

par Lemasson, Jean-Pierre

Tourtière jeannoise typique, préparée dans une cocotte métallique oblongue et profonde, avant la cuisson © Encyclopédie du patrimoine culturel de l'Amérique française

La tourtière est incontestablement le plat emblématique du Québec. Plus rare dans le menu quotidien, elle trône encore sur les tables lors d'occasions spéciales, notamment pendant le temps des fêtes. Il existe tout de même un débat entre ceux qui considèrent la tourtière du Lac-Saint-Jean comme la « vraie tourtière » et ceux pour qui la tourtière est un plat de taille plus modeste correspondant plutôt à un pâté à la viande. De fait, l’archétype de la tourtière du Lac-Saint-Jean est formé d’une abaisse placée dans un plat large et relativement profond, sur laquelle on dépose de nombreux morceaux de viandes et parfois de pommes de terre, le tout recouvert d’une abaisse, tandis que la « tourtière-pâté à la viande » est un mets plus simple, composé de viandes hachées enserrées entre deux abaisses. Malgré leurs différences, ces tourtières ont une origine commune aussi vieille que le monde et leurs chemins se sont constamment croisés, créant un patrimoine culinaire bien ancré dans les traditions québécoises.


Article available in English : Lac-Saint-Jean «Tourtière»

 

L’origine et les pérégrinations européennes de la tourte

La tourtière est, avec la soupe, l'un des premiers plats connus de l’humanité. Trois recettes datant de 1600 avant J.-C. ont été consignées sur des tablettes d’argile en Mésopotamie (Irak actuel), témoignages de gastronomie ancienne que Jean Bottéro (NOTE 1) est parvenu à traduire. La recette dite de « tourte aux petits oiseaux » contient les ingrédients fondamentaux de la tourtière, soit un appareil de viande placé entre deux abaisses. Ce plat était consommé par les rois et princes de l’époque. Bien des siècles plus tard, autour de 400 après J.-C., la tourtière se retrouve sous le nom latin de patina dans un célèbre livre de cuisine, le De Re coquinaria, attribué à un noble romain nommé Apicius (NOTE 2) :

« Prenez de la tétine de truie cuite et coupée en morceaux, de la chair de poisson et de la chair de poulet cuite. Hachez le tout soigneusement. Prenez un moule de bronze, cassez des œufs dans une cocotte et battez-les. Mettez dans un mortier du poivre et de la livèche, pilez-les, mouillez de garum, de vin, de vin paillé et d’un peu d’huile, versez dans la cocotte et faites bouillir. Liez après ébullition. Jetez dans la sauce les chairs que vous avez hachées. Mettez au fond du moule de bronze une abaisse et une pleine louche de chair, arrosez d’huile et disposez de la même façon une feuille de pâte. Alternez les feuilles de pâte et les louches de farce. Placez au sommet une feuille percée d’un roseau creux. Renversez sens dessus-dessous sur un plat, saupoudrez de poivre et servez. »
Diverses viandes peuvent entrer dans la composition des tourtes. Quoique non obligatoire, le gibier (dont le cerf) est parfois recommandé dans certaines versions de la tourtière du Lac-Saint-Jean. Cerfs de Virginie par J.W. Audubon, 1848. © BAC, collection Coverdale.

Mis à part les assaisonnements qui diffèrent, on constate une indubitable ressemblance avec la recette de l'actuelle tourtière du Lac-Saint-Jean : y figurent en effet un moule profond, foncé avec une abaisse recouverte de « chairs » différentes, sur lesquelles on pose une autre abaisse.

Le Moyen Âge est l’âge d’or de la tourte – soulignons que le mot « tourtière » désignait alors (et désigne encore, dans certains pays) le plat de cuisson et non le mets lui-même. Des recettes de tourtes à faire pâlir d'envie nos Saguenéens circulent dans toutes les cours européennes de cette époque. En Italie, dans les années 1500, la tourte parmesane fait fureur. Elle est composée de six couches des viandes les plus rares, couches séparées par… des dattes dénoyautées ! L’Angleterre n’est pas en reste : comme en France, la « tourte parménienne » y prend l'apparence de véritables châteaux forts de pâte, emplis de poulet, de porc et d’agneau, sur les créneaux desquels flottent les étendards des nobles chevaliers (NOTE 3) !

Outre ces tourtes aristocratiques, on trouvait des variantes populaires plus modestes, faites de viandes hachées et assaisonnées, cuites entre des abaisses rondes. Nourriture urbaine, vendue par des « chaircutiers » tenant boutique ou des vendeurs itinérants, la tourte était mangée à toute heure du jour. Elle était également un plat recherché à la campagne, où elle cuisait « sous la braise dans une terrine appelée test ou trappe (en métal), ancêtre de la tourtière (NOTE 4) ».

Comme le dit si bien Alberto Capatti « [l]a tourte est un objet comestible qui semble comme fait exprès pour traverser tout le corps social. Extrêmement pratique, facile à réaliser et à conserver, apparemment à la portée de tous et donc capable de connoter, dans l’ensemble, une civilisation gastronomique, elle se diversifie immédiatement dans les usages (la farce peut être plus ou moins complexe, plus ou moins coûteuse) et dans les techniques de cuisson (NOTE 5) ».

 

L’arrivée en Nouvelle-France

À la faveur des liens successifs avec la France et l’Angleterre, ce plat est parvenu jusqu'en Amérique à plusieurs reprises et de diverses manières. De fait, les influences françaises et anglaises, loin de s’opposer, se sont conjuguées pour créer un nouveau patrimoine culinaire.

Tourtière de cuivre d'origine française, XVIIIe siècle. Pendant longtemps au Canada (et encore de nos jours en France) le mot «tourtière» a référé au plat de cuisson plutôt qu'au mets qu'on y cuisait. © Musée Stewart au fort de l'île Sainte-Hélène.

Il ne fait aucun doute qu'on mangeait fréquemment de la tourte en Nouvelle-France, comme en témoignent, entre autres, divers écrits et la présence de nombreux moules à tourtière (NOTE 6). Or, ces tourtières étaient du type « pâté de viande », à l’exclusion des variations aristocratiques, car les Jean Talon et Louis de Buade de Frontenac, fréquentant la cour du Roi Soleil, en suivaient les modes. Sous l’influence notamment de La Varenne et de son livre Le cuisiner françois (NOTE 7), les tourtes avaient gagné en raffinement ce qu’elles avaient perdu en taille. Si, par la suite, la tourte disparaît progressivement des livres de cuisine français, elle prend au contraire de l’importance dans les livres de cuisine anglais, sous diverses variations de Meat Pie. En ce sens, il n’est pas exagéré de prétendre que la place centrale de la tourte dans la cuisine québécoise est une conséquence directe de la domination anglaise et de ses mœurs culinaires.

Mais l’influence anglaise ne s’arrête pas à la seule valorisation de la « tourtière-pâté de viande », car la tourtière du Lac-Saint-Jean en serait aussi indirectement l’héritière. À première vue, une telle affirmation peu paraître étonnante, puisque la colonisation de la région date du début des années 1850. Toutefois, si plusieurs hypothèses existent pour expliquer l’origine de la tourtière du Lac-Saint-Jean, la plus probable est celle fondée sur la migration… de la cipaille !

 

La cipaille et la tourtière du Lac-Saint-Jean

Plusieurs livres de cuisine – comme la La cuisine raisonnée (NOTE 8) – indiquent que la cipaille serait d’origine anglaise, son nom étant un dérivé homophonique du terme Sea Pie pouvant être traduit par « tourte de mer  » ou « tourte de la mer ». Or, le premier livre de cuisine publié sur le continent nord-américain par Amelia Simmons (NOTE 9) contient une recette de Sea Pie. On peut lire dans l’édition de 1796 la recette suivante :

Couverture du premier livre de cuisine, American Cookery (1796), par Amelia Simmons.
« Quatre livres de farine et une livre et demie de beurre mélangés en pâte, humidifier avec de l’eau froide, foncer le récipient avec la pâte, étendez les pigeons coupés, les morceaux de dinde (NOTE 10), le veau, mouton ou les oiseaux avec des tranches de porc, sel, poivre, poudrez de farine, continuez jusqu’à ce que le récipient soit plein ou que les ingrédients soient épuisés, ajouter trois pintes d’eau, couvrez soigneusement de pâte et laisser cuire modérément deux heures et demie. »

Deux traits sont caractéristiques. Premièrement, aucun ingrédient n’est un produit marin ! Cette constatation fort étrange fait l’objet d’autres recherches. En second lieu, la composition du plat évoque tout à la fois les tourtes aristocratiques européennes et la tourtière du Lac-Saint-Jean, si l'on excepte la prédominance des oiseaux rares et fins (grue, paon, etc.) dans les versions moyenâgeuses.

La manière dont la Sea Pie a traversé la frontière peut donner lieu à plusieurs hypothèses, mais les échanges dans l’Est américain notamment par la mer, étaient fréquents. La Sea Pie, arrivée en Gaspésie, se francise en cipaille, cipâte, cipaye et autres graphies... Fait intéressant, par dérive sémantique, on en vient à croire que le mets doit comporter « six » couches de viandes, ce qui explique que nous trouvions aussi l’orthographe « six pâtes ». Au-delà des questions terminologiques, le fait est que la cipaille proposée dans diverses versions gaspésiennes compte bien six abaisses intercalaires, soit six pies superposées ! Il existe aussi des versions sans abaisse comportant plusieurs rangs de viande, tout comme des versions où – influence directe du Régime anglais – on ajoute des morceaux de pomme de terre. Voici une description typique tirée du livre de Lorraine Boisvenue, portant le titre de « Cipâte de ma grand-mère» (NOTE 11) :

« Désosser le poulet, la perdrix et le lièvre et couper toutes les viandes (soit en plus des précédentes, du bœuf, du veau et du porc frais et du chevreuil) en cubes, sauf le lard salé. Mélanger les épices et les oignons. Ajouter aux viandes et bien mélanger. Couvrir et mariner au frais toute la nuit. Couper le lard en déset le faire fondre dans un grand chaudron. Retirer du feu et déposer un rang de viande et d’oignons puis un rang de pommes de terre. Couvrir d’une abaisse de pâte, en trouer le centre. Répéter jusqu’à épuisement des ingrédients. Couvrir d’une abaisse de pâte épaisse ; en trouer le centre. Y verser le bouillon chaud jusqu’à égalité de la pâte. Couvrir et porter au four. Cuire 7 heures à 120 Celsius. Ajouter du bouillon chaud au besoin en cours de cuisson. »
Très tôt, les jeunes filles sont initiées à la cuisine ; c'est alors que leur sont transmises les recettes traditionnelles. © University College of Cape Breton Press Inc.

La cipaille est largement répandue dans toute la Gaspésie et l’on en trouve de nombreuses variations dans le Bas-du-Fleuve (NOTE 12). Fait intéressant, il existe plusieurs recettes de cipailles sucrées, à base de fruits, à servir au dessert.

La cipaille traverse le fleuve Saint-Laurent pour conquérir la rive Nord. Arrive-t-elle à la faveur de la migration des gens du Bas-du-Fleuve ou provient-elle des multiples échanges commerciaux et matrimoniaux entre les deux rives ? Nul ne peut vraiment le dire, mais une chose est sûre : on cuisine aussi la cipaille dans Charlevoix et sur la Côte-Nord (NOTE 13). Suivant les premiers colons, elle migre donc vers le Saguenay puis le Lac-Saint-Jean. C’est véritablement là qu’elle acquiert son identité de « tourtière du Lac-Saint-Jean », car cette dénomination, qui fait aujourd’hui l’unanimité, résulte d’un processus relativement récent. En effet, le terme « cipaille du Lac-Saint-Jean » est en usage dès les premières décennies de la colonisation jeannoise, alors que l’expression désormais consacrée de « tourtière du Lac-Saint-Jean » apparaît plus tardivement.

L'un des premiers livres de cuisine québécoise est éloquent à ce sujet : « En cuisine canadienne, il ne se passe pas de jour sans que soit réclamée la recette du cipaille du Saguenay », nous apprend Vers une nouvelle cuisine québécoise (NOTE 14). Et pourtant, le plat s’appelle « Tourtière saguenéenne », signe évident de l’instabilité du langage culinaire !

Pour tenter de dater l’usage du terme « tourtière du Lac-Saint-Jean », l'examen des livres de cuisine anciens est essentiel : les recettes révèlent tout à la fois l’antériorité de la « tourtière-pâté de viande » mais aussi l’absence complète de tourtière dite du Lac-Saint-Jean, alors que la cipaille, dite aussi « ancien pâté canadien », est fréquemment répertoriée depuis au moins 1943, par exemple dans La cuisine raisonnée.

La cuisine raisonnée, 4e édition, 1943. © Congrégation de Notre-Dame.

En outre, le premier livre de cuisine canadien, La cuisinière canadienne (NOTE 15) présente plusieurs recettes de tourtes et divers pâtés, mais tous, au-delà des dénominations, sont plus petits, tout comme ceux qui sont décrits dans les Directions diverses de la révérendes mère Caron (NOTE 16). Au moment où sont publiés ces livres, la colonisation du Saguenay est en cours. Pourtant, plus tard, la tourtière du Lac-Saint-Jean n’apparaît pas dans la première édition de La cuisine raisonnée en 1919 (NOTE 17). Des tourtes ou tourtières sont certes présentes, mais si elles se composent de porc frais, de volaille ou de divers poissons, aucune ne ressemble à la version « classique » de notre plat saguenéen. Il faut attendre les années 1970 pour voir apparaître les premières mentions d’un plat dénommé « tourtière du Lac-Saint-Jean (NOTE 18) ». N’est-ce pas étrange ?

Tout se passe donc comme si la tourtière du Lac-Saint-Jean était un plat qui s'inspire de la cipaille, mais qu'on désigne maintenant par le terme « tourtière » pour indiquer qu'on n'y dispose plus les ingrédients en strates. Car on prépare toujours au Lac-Saint-Jean un dessert, issu de la rive Sud, appelé cipaille qui conserve quant à lui cette structure en couches successives !

 

Un patrimoine culinaire complexe

La tourtière du Lac-Saint-Jean serait donc un plat relativement jeune, dont les influences premières (tant la « tourtière-pâté de viande » que l'appellation anglaise Sea Pie) se sont progressivement effacées pour créer une recette nouvelle. Beau cas où on assiste à la francisation d'un mets emprunté aux colons d’origine anglaise. En écho à sa richesse culinaire, il n’est pas surprenant que ce plat ait un statut d’exception. Ainsi se renouent les fils entre des versions aristocratiques et les versions plus populaires de cette chère tourtière, dont les différences ne parviennent pas à masquer la remarquable continuité, depuis ses origines jusqu'à nos jours.


Jean-Pierre Lemasson
Spécialiste du patrimoine culinaire québécois
Département d'études urbaines et touristiques
École des sciences de la gestion
Université du Québec à Montréal

 

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Ailleurs sur le web

Notes

1. Jean Bottéro, La plus vieille cuisine du monde, Paris, Éditions Audibert, 2002, 202 p.

2. Apicius, L’art culinaire, Paris, Éditions les belles lettres, 2002, p. 37.

3. Barbara Ketcham Wheaton, L’office et la bouche, Paris, Calmann Levy, 1984, p. 296.

4. Liliane Plouvier, L’Europe à table, Bruxelles, Éditions Labor, 2003, Tome 2, p. 38.

5. Alberto Cappatti et Massimo Montanari, La cuisine italienne, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 92-93.

6. Bernard Audet, Se nourrir au quotidien en Nouvelle-France, Québec, Éditions GID, 2005, 246 p., et Jacques Rousseau, L’œuvre de chère en Nouvelle-France, Québec, Presses de l’Université Laval, 1983, 447 p.

7. La Varenne, Le cuisinier françois [1651], Éditions Manucius, fac-similé de l’édition de 1651, Houilles, 2002.

8. Depuis l’édition de 1943, la recette de la cipaille apparaît avec une précision dans le sous-titre de la recette ( Étym : sea pie, anglais), ancien pâté canadien.

9. Amelia Simmons, The first American cookbook, Fac similé de l’édition de 1796, Dover publications Inc., New York, 1984, 47 p.

10. La version anglaise précise Turkey Pie, ce qui laisse entrevoir la possibilité que ces dindes aient été sauvages.

11. Lorraine Boisvenue, Le guide la cuisine traditionnelle québécoise, Montréal, Éditions Stanké, 1979, p.166.

12. Charles Gagné, Recettes typiques de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, Montréal, Léméac, 1973.

13. Voir par exemple Cuisinons à la Cayenne, 1988, Cercle des fermières du Havre-Saint-Pierre.

14. Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, Vers une nouvelle cuisine québécoise, Éditeur officiel du Québec, 1977, p. 24-25.

15. La cuisinière canadienne, Montréal, Beauchemin et fils éditeur, 1879, 270 p.

16. Directions diverses données en 1978… Révérende mère Caron, Montréal, 1907, 296 p.

17. Manuel de cuisine raisonnée, Québec, École normale de Saint-Pascal, 1919, 410 p.

18. On peut mentionner le Pinereau de Cécile Roland Bouchard, publié en 1971 chez Leméac, ou encore l’ouvrage déjà cité de Lorraine Boisvenue.

Bibliographie

Bernard Audet, Se nourrir au quotidien en Nouvelle-France, Québec, Éditions GID, 2005.

Lorraine Boisvenue, Le guide la cuisine traditionnelle québécoise, Montréal, Éditions Stanké, 1979.

Jean Bottero, La plus vieille cuisine du monde, Paris, Éditions Audibert, 2002.

Charles Gagné, Recettes typiques de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, Montréal, Léméac, 1973.

Barbara Ketcham Wheaton, L’office et la bouche, Paris, Calmann Levy, 1984.

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