Toronto dans l’imaginaire des écrivains franco-ontariens
par Sylvestre, Paul-François
Dans l'espace d'une génération ou deux, la représentation de Toronto dans la littérature franco-ontarienne s'est radicalement transformée, la capitale ontarienne passant de ville anglo-saxonne ennuyeuse à ville multiculturelle incontournable. C'est surtout dans le roman contemporain que la Ville Reine se révèle sous une panoplie de facettes aussi étonnantes qu'appétissantes. Elle est tour à tour la ville que les Canadiens aiment le plus... détester, la rivale de Montréal, la personnification gouvernementale, la Mecque gaie canadienne et la ville à la rue la plus longue au monde.
Article available in English : The image of Toronto in the work of Franco-Ontarian writers
L'essor d'une identité littéraire
Selon le professeur René Dionne (NOTE 1), historien de la littérature franco-ontarienne, l'histoire littéraire de Toronto est composée de sept périodes : les origines françaises (1610-1760), les origines franco-ontariennes (1760-1865), la littérature des fonctionnaires (1865-1910), l'affirmation de l'identité collective (1910-1927), les tenants dela langue et de la culture (1928-1959), la littérature des universitaires (1960-1972) et la littérature contemporaine (depuis 1973). Bien que le corpus littéraire franco-ontarien remonte aussi loin que le début du XVIIe siècle, les œuvres littéraires examinées dans le présent article s'inscriront dans un cadre beaucoup moins vaste : exception faite de deux ouvrages parus respectivement en 1855 et 1922, il sera surtout question de romans publiés dans la période contemporaine.
Député au Parlement du Canada-Uni à Toronto, journaliste, haut fonctionnaire à Ottawa, Joseph-Charles Taché est un des premiers écrivains à parler de Toronto. En 1855, il souligne que « Toronto est la première cité du Haut-Canada, et la troisième du Canada uni ; elle est avantageusement située au fond d'une baie qui lui sert de port. Cette ville est construite à la façon des villes modernes d'Amérique, avec des rues à angles droits et très-larges (sic); elle est le centre d'un grand commerce. » (NOTE 2) Taché traite son sujet dans une perspective essentiellement économique.
Lionel Groulx fait plutôt écho au visage francophone de Toronto sur un ton ironique. Son roman L'Appel de la race (1922) porte entièrement sur la lutte des Franco-Ontariens contre le Règlement 17 qui limitait l'usage du français dans les écoles ontariennes de 1912 à 1927. À lire Groulx, on en arrive à croire que l'auteur eût préféré qu'on n'enseigne pas le français à Toronto plutôt que d'y répandre une langue que les Québécois ne reconnaissent pas pour leur et de réduire à l'état de patois l'héritage qu'ils défendent pieusement et avec acharnement depuis deux siècles. Voici comment l'auteur décrit la classe qui réunit, autour du père, les quatre enfants de la famille Lantagnac, issus d'un mariage mixte anglais-français : « le professeur se trouvait en face de ce beastly horrible French, dont se moquent si amèrement les gazettes de Toronto en le prêtant à l'habitant du Québec. Wolfred et William parlaient peut-être quelque peu mieux, ayant fréquenté au Loyola College des camarades canadiens-français. Nellie et Virginia articulaient, ô ciel ! le vrai français d'essence ontarienne, le pur et authentique Parisian French. »(NOTE 3)
«Let's All Hate Toronto»
On entend souvent dire que, de toutes les villes du pays, Toronto est celle que les Canadiens et Canadiennes aiment leplus... détester. Ce sentiment remonte à plus d'un demi-siècle : un album de Jack McLaren, intitulé Let's All Hate Toronto: narration, illustration, exhortation, a paru en 1956. On pontifie allègrement à son sujet sans l'avoir même visitée. Des écrivains, qui connaissent bien Toronto, n'hésitent pas à peindre son portrait sous des traits qui font écho, justement, à l'idée qu'une certaine couche de la population se fait de la Ville Reine, à tort ou à raison.
Gérard Bessette, qui a vécu toute sa vie adulte en Ontario, sait très bien que les Torontois anglophones ont évolué au fil des ans, qu'ils ne sont pas bornés ou hostiles devant les francophones de son Québec natal. Dans son roman L'Incubation, le narrateur imagine une scène qui pourrait très bien se produire dans le salon de la mère d'un de ses personnages qui habite Toronto : « ...il y avait un piano à queue, aux murs des portraits de famille d'ancêtres loyalistes orangistes rep by pop mazodelarochiens puis demi-orangistes quart-d'orangistes peu à peu bon-entendistes peu à peu à mesure que le temps passait pancanadianistes, a mari usque ad, évoluant avec le temps juste au rythme qu'il fallait, raisonnablement bilinguistes biculturalistes... » (NOTE 4)
L'hostilité à l'égard de Toronto s'exprime parfois sous les traits de la rivalité, à l'égard de Montréal surtout. Le romancier Jean Éthier-Blais reconnaît même la suprématie de Toronto sur Montréal en matière d'art, du moins dans la trame romanesque de ses Pays étrangers. Les Torontois y figurent comme plus avancés que les Montréalais, durant les années 1940, au niveau des collections d'art : « L'achat de tableaux, la mise en place d'une collection intelligente, raisonnée, n'existaient pas dans la société montréalaise. Il n'y avait qu'à comparer à ceux du musée de Toronto les dons faits au musée de Montréal par les collectionneurs du cru. Des croûtes, il n'y a pas à dire. Des croûtes et des maîtres anciens sans attributions. » (NOTE 5)
Le roman où Toronto est le plus carrément mis en opposition à Montréal est Un vendredi du mois d'août, d'Antonio D'Alfonso. Le treizième chapitre est entièrement consacré à une analyse volontairement subjective des atouts de l'une et l'autre ville. Leur nom n'est jamais mentionné, seulement l'initiale. D'Alfonso fait dire à son narrateur que Toronto est conservatrice mais non puritaine, décadente mais riche. Élégante, distinguée, grande métropole pluriculturelle, Toronto est ce à quoi le futur du pays ressemble, alors que Montréal passe pour être assez provinciale. Voici comment T. et M. se comparent dans l'imaginaire d'Antonio D'Alfonso : « M. se fend en deux pour plaire aux minorités. T., dont les amoureux proviennent surtout des communautés culturelles, affiche sans vergogne son mépris pour l'étranger. Elle parle quotidiennement plus de quatre-vingt-dix langues. Mais elle s'impose en anglais. [...]. M. t'avertit avant de te marauder. T. prend tout, en t'envoyant son beau sourire hypocrite. » (NOTE 6)
Les rues Yonge et Queen
Les rues d'une ville se situent à l'extérieur, mais elles sont le reflet de l'intériorité des citadins. Pour les écrivains, la rue constitue un espace propice au jeu exacerbé de la figuration, aussi bien qu'un spectacle incessant de figures : mendiant, petite vieille, mauvais vitrier ou coquette indolente. À Toronto, c'est dans la rue Yonge que le spectacle incessant de figures élit domicile le plus manifestement. Il s'agit de la rue principale, de l'artère qui sépare l'est et l'ouest de la Ville Reine. Pas surprenant qu'elle ait fait couler beaucoup d'encre. La rue Queen trouve aussi son écho dans l'imaginaire des écrivains.
On entend souvent dire que la rue Yonge est la plus longue au monde, qu'elle s'étend sur quelque 1 900 km. La rue part du lac Ontario et monte vers le nord, traverse le soi-disant « strip », avant d'entrer dans le quartier Rosedale, puis longe le cimetière Mount Pleasant, passe dans Richmond Hill et Oak Ridges, pour débarquer à Aurora et Newmarket. Ce trajet ne s'étend que sur 56 km. Alors, d'où vient le calcul des 1 900 km ? Cela s'explique par le fait que la rue Yonge a déjà été la route provinciale no 11 qui, elle, file vers North Bay pour se diriger ensuite vers Cochrane et Kapuskasing, puis vers Thunder Bay. La rue Yonge se veut un concentré de la ville. Elle prend des allures de ru, de rut, de ruée. C'est là que les nouveaux arrivants rêvent de vivre ; ils affluent de tous les horizons culturels, dans l'espoir de devenir, l'espace d'une nuit, une créaturede film.
Dans le roman Toronto, je t'aime, de Didier Leclair, le personnage Raymond arrive du Bénin et ne tarde pas à découvrir la rue Yonge qui s'étend comme un reptile dont la longueur ferait preuve d'une croissance éternelle :
« Sur ses bords évoluait inlassablement une faune humaine, grouillante et palpitante, telles des fourmis autour de leur reine pondeuse. Que de pontes mes yeux virent ce jour-là ! que d'apparitions, de découvertes enraces, couleurs, vitrines achalandées ! La rue Yonge alternait selon ses intersections le propre, le misérable, le grotesque. Elle était décadente à certains endroits, étincelante à d'autres ! » (NOTE 7)
La rue Queen doit son nom à la reine Victoria. Sa section ouest a autrefois accueilli d'imposantes communautés irlandaise, polonaise et ukrainienne. Aujourd'hui, la rue Queen est connue pour ses boutiques, ses restaurants, ses salons de coiffures et ses studios de radio et de télévision. Patrice Desbiens est probablement le premier écrivain franco-ontarien à avoir consacré un poème entier à la rue Queen. Cela paraît dans L'espace qui reste, recueil publié en 1979. Le poète vient d'avoir 30 ans et il décrit les jeunes qui roulent dans cette artère torontoise au volant de « leurs minounes rouillées » (voitures usagées) et au rythme des icônes de la sous culture des années 1970 :
« c'est vendredi soir sur / queen street est et / des jeunes rentrent et sortent / des restaurants. / coke. / gomme. / jeunes fauves aux jeans / serrés. / les rolling stones en spectacle / dans leurs yeux. / dylan à la radio. / des matous dans leurs / minounes rouillées. / fritz le chat venu des / banlieues dans la voiture / à papa. / des annonces pour les / forces armées canadiennes / à la radio. / c'est toronto / dans le vendredi soir / de mes os. » (NOTE 8)
Mecque gaie
Toronto porte fièrement son titre de Mecque gaie du Canada. C'est dans la Ville Reine qu'on retrouve la plus importante communauté LGBT (lesbienne, gaie, bisexuelle et transgenre) du Canada. C'est là que se tient le plus important défilé canadien de la Fierté gaie, le dernier dimanche de juin (il attire près d'un million de spectateurs). La communauté LGBT est très visible à Toronto puisqu'elle a son quartier, ses commerces, ses institutions et sa presse.
Le cœur du Village gai se trouve à l'angle des rues Church et Wellesley, lieu d'action des personnages que Paul-François Sylvestre campe dans 69, rue de la Luxure. Ce quartier est décrit par le narrateur dès les premières lignes du roman :
« Un couple d'un certain âge se promène à Toronto. Il arpente la rue Church et s'arrête à l'angle de la rue Wellesley, au cœur d'un quartier animé et coloré. La femme a remarqué les bannières aux couleurs de l'arc-en-ciel qui flottent au-dessus de chaque restaurant, de chaque boutique, de chaque bar ; elle se demande, tout haut, s'il s'agit d'une décoration estivale ou d'un symbole particulier. L'homme ne répond pas parce qu'il ignore ce que signifie le drapeau composé de six bandes aux couleurs vives : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet. Je marche juste derrière ce couple et je suis tenté de leur souffler la réponse, de leur dire qu'il s'agit de l'étendard qui identifie la communauté homosexuelle dans plusieurs pays, dont le Canada. » (NOTE 9)
Toronto comme personnification gouvernementale
Le nom de la ville d'un siège gouvernemental est souvent synonyme du gouvernement lui-même. Au lieu de dire « le gouvernement ontarien », on écourte en utilisant tout simplement le mot « Toronto ». Dans une étude publiée à l'occasion du centenaire de l'actuel édifice de l'Assemblée législative de l'Ontario (NOTE 10), Roger Hall parle « d'un conflit entre Toronto et Ottawa » pour désigner le différend entre le premier ministre ontarien, Mitchell Hepburn, et le Premier ministre du Canada, William Lyon Mackenzie King. La personnification gouvernementale d'une ville figure aussi dans plusieurs romans. Auteur de Temps pascal, Daniel Poliquin fait référence dans trois paragraphes consécutifs à Toronto / gouvernement provincial, et ce, sous forme d'expressions très courantes ; il s'agit des formules « en référer à Toronto », « forcer la main de Toronto » et « braver Toronto ».
Le protagoniste de Temps pascal est le professeur Médéric, qui s'entête à enseigner en français à l'époque du Règlement 17. Poliquin écrit : « En quelques semaines, tout le district scolaire de Nipissing fut au courant de l'affaire. [L'inspecteur] Danis lui-même propageait l'histoire avec le secret espoir qu'on imite le jeune Dutrisac pour un jour forcer la main à Toronto. Avec le temps, ça viendrait. C'est justement ce qui arriva. » (NOTE 11) Et c'est vraiment ce qui arriva.
Une culture littéraire bien vivante
Des écrivains franco-ontariens ont campé des personnages à Toronto, ont décrit des rues et des quartiers de la Ville Reine dans leurs récits, ont même taquiné la muse torontoise pour étayer leur prose ou leur poésie. Leurs œuvres françaises font écho à la vitalité francophone de l'Ontario et, partant, se logent à l'enseigne du patrimoine culturel de l'Amérique.
Paul-François Sylvestre
Écrivain et critique littéraire pour L'Express de Toronto
NOTES
1. René Dionne, Histoire de la littérature franco-ontarienne des origines à nos jours, tome 1, Sudbury, Prise de parole, 1997, p. 15-16.
2. Joseph-Charles Taché, Esquisse sur le Canada considéré sous le point de vue économiste (sic), Paris, Hector Bossange et Fils, 1855 (cité dans René Dionne, Anthologie de la littérature franco-ontariennes des origines à nos jours, tome II, Vermillon, 2000, p. 73).
3. Lionel Groulx, L'Appel de la race, Montréal, Éditions Fides, 1956, p. 120-121.
4. Gérard Bessette, L'Incubation ,Montréal, Éditions Déom, 1965, p. 164.
5. Jean Éthier-Blais, Les Pays étrangers, Montréal, Leméac, 1982, p. 70.
6. Antonio D'Alfonso, Un vendredi du mois d'août, Montréal, Leméac éditeur, 2004, p. 54-55.
7. Didier Leclair, Toronto, je t'aime, roman, Ottawa, Éditions du Vermillon, 2000, p. 36.
8. Patrice Desbiens, l'espace qui reste, Sudbury, Prise de parole, 1979, p. 49.
9. Paul-François Sylvestre, 69, rue de la Luxure, Toronto, Éditions du Gref, 2004, p. 7-8.
10. Roger Hall, Un Centenaire à fêter (1893-1993) : l'Édifice de l'Assemblée législative de l'Ontario, Toronto, Assemblée législative de l'Ontario et Dundurn Press, 1993, p. 135.
11. Daniel Poliquin, Temps pascal, Ottawa, Éditions Le Nordir, 2003, p. 125.
Bibliographie
Bessette, Gérard,L'Incubation, roman, Montréal, Éditions Déom, 1965, 178 p.
D'Alfonso, Antonio, Un vendredi du mois d'août, roman, Montréal,Leméac éditeur, 2004, 144 p.
Desbiens, Patrice, l'espace qui reste, poésie, Sudbury, Prise deparole, 1979, 92 p.
Dionne, René, Histoire de lalittérature franco-ontarienne des origines à nos jours, tome 1, Sudbury,Prise de parole, 1997, 364 p.
Éthier-Blais, Jean. Les Pays étrangers, roman, Montréal, Leméacéditeur, 1982, 468 p.
Groulx, Lionel. L'Appel de la race, roman, Montréal, ÉditionsFides, 1956, 252 p.
Hall, Roger, Un Centenaire àfêter (1893-1993) : l'Édifice de l'Assemblée législative de l'Ontario,Toronto, Assemblée législative de l'Ontario et Dundurn Press, édition bilingue,1993, 164 p.
Leclair, Didier, Toronto, je t'aime, roman, Ottawa, Éditions duVermillon, 2000, 182 p.
Poliquin, Daniel, Temps pascal, roman, Ottawa, Éditions LeNordir, 2003, 164 p.
Sylvestre, Paul-François, Torontos'écrit : la Ville Reine dans notre littérature, essai littéraire,Toronto, Éditions du Gref, 2007, 216 p.
Sylvestre, Paul-François, 69, rue de la Luxure, roman, Toronto,Éditions du Gref, 2004, 200 p.
Taché, Joseph-Charles, Esquisse sur le Canada considéré sous lepoint de vue économiste (sic), Paris, Hector Bossange et Fils, 1855 (citédans René Dionne, Anthologie de la littérature franco-ontariennes desorigines à nos jours, tome II, Ottawa, Éditions du Vermillon, 2000, 384 p.)
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