Patrimoine français du fort Saint-Joseph au Michigan
par Nassaney, Michael S.
Au XVIIIe siècle, le fort Saint-Joseph est l’un des plus importants postes frontaliers de la portion ouest de la région des Grands Lacs. Fondée par les Français dans les années 1680, ce qui était à l’origine une simple mission deviendra, pendant près d’un siècle, un important centre d’activité religieuse, militaire et commerciale pour les populations amérindiennes et pour les colons européens. Si les collectionneurs de la fin du XIXe siècle connaissaient l’emplacement du site, celui-ci tombe dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte, en 1998, par des archéologues de l’Université du Western Michigan. Les fouilles successives jointes à l’implication du grand public pour la préservation et la mise en valeur de ce site ont permis de faire renaître l’intérêt pour l’histoire et le patrimoine de l’époque coloniale française.
Article available in English : Reclaiming French Heritage at Fort St. Joseph in Niles, Michigan
Exploration et colonisation française
René-Robert Cavalier de La Salle explore la vallée de la rivière Saint-Joseph en 1679, dans le but d’accroître le commerce des fourrures et de trouver un passage vers l’Ouest. Dans les décennies suivantes, les jésuites se voient octroyer des terres par le roi de France afin d’établir une mission sur les berges de cette rivière, à proximité d’un portage stratégique entre la Saint-Joseph qui se déverse dans les Grands Lacs et le premier affluent du Mississippi dans cette région. En 1691, un poste avancé est construit tout près de la frontière sud de l’actuelle ville de Niles, au Michigan. Le gouverneur de la Nouvelle-France d’alors, Louis de Buade, comte de Frontenac, autorise cette construction qui permettra, croit-on, de raffermir les relations avec les Miamis et les Potawatomis qui demeurent dans le voisinage immédiat du fort, et de renforcer les liens avec les autres nations autochtones qui vivent plus à l’ouest et au nord. Le fort favorisera bien sûr le développement du commerce des fourrures dans cette région, tout en permettant de surveiller de près l’expansion de la confédération des Cinq Nations Iroquoises alliée aux Anglais. Bien qu’aucune description détaillée ne soit parvenue jusqu’à nous, le poste est vraisemblablement constitué d’une palissade, de la maison du commandant du fort et de quelques bâtiments secondaires.
Bien que fondé pour des raisons religieuses, le petit établissement français de la rivière Saint-Joseph est surtout connu pour ses fonctions commerciales et militaires. Il s’agit en fait d’un endroit extrêmement important dans le réseau de communication de la colonie, aimsi que dans le réseau d’échange de produits manufacturés contre les fourrures des Amérindiens, étant donné sa localisation charnière entre deux grands bassins hydrographiques. Vers le milieu du XVIIIe siècle, il se situe au quatrième rang de l’ensemble des postes de la Nouvelle-France pour la quantité de pelleteries qui s’y transige. Jusqu’à la fin de ce siècle, le fort Saint-Joseph jouera d’ailleurs un rôle prépondérant dans les interactions entre les populations amérindiennes et les puissances européennes, tant française qu’anglaise. En effet, les commandants qui y ont servi, ainsi que les Amérindiens de cette région, ont joué un rôle déterminant dans les évènements qui conduiront à la Guerre de Sept Ans, au terme de laquelle le Canada deviendra une possession britannique.
Pendant la rébellion de Pontiac, au printemps 1763, les partisans de ce chef outaouais attaquent le fort Saint-Joseph dans l’espoir d’évincer les Britanniques et de favoriser le retour des Français dans la région. À la suite de cet évènement, le fort sera laissé sans garnison. En 1781, un petit groupe de Français et d’Amérindiens des Illinois mènent à leur tour un raid contre le fort. Cette expédition, soutenue par le gouverneur espagnol depuis Saint-Louis, sur le Mississippi, parvient à piller et occuper le fort pendant une journée. Le poste restera vacant par la suite, bien que des traiteurs continuent de fréquenter la vallée de la Saint-Joseph jusqu’au début du XIXe siècle.
Oublis et trouvailles de l’histoire
Le site est en ruines lorsque les premiers pionniers américains viennent coloniser le secteur dans les années 1830. Il devient vite un lieu très populaire auprès des collectionneurs, spécialement pour la Miami Cross Society qui recueillera des milliers d’artéfacts de la période coloniale aux environs du site, dont de nombreux objets d’origine française. En 1913, la Société historique Saint-Joseph érige un monument de 70 tonnes commémorant les efforts des Français pour « civiliser les contrées sauvages », pour reprendre les termes en usage à l’époque. En 1918, la Ligue des Femmes Progressistes de Niles y élève une croix de granit en l’honneur du père Allouez, afin de remplacer la précédente croix de bois, passablement délabrée. L’installation d’une borne historique par l’État du Michigan dans les années 1950 a légitimé la signification de ce monument commémoratif, de sorte que des générations d’enfants percevront le fort Saint-Joseph ainsi lors de leurs sorties scolaires sur le site. Plus tôt, dans les années 1920, la ville de Niles s’était donnée le surnom de « Ville des Quatre Drapeaux », s’affichant ainsi comme le seul endroit au Michigan ayant été successivement français, anglais, espagnol et américain.
Le paysage sera profondément modifié au début des années 1930, alors qu’une partie du site est littéralement engloutie : les crues ensevelissent les vestiges sous plus de 2 m d’eaux usées, contrecarrant les efforts des archéologues. Malgré ces problèmes, certains membres de la communauté persistent à croire que des vestiges peuvent toujours être localisés, exhumés et présentés au public. Support the Fort Inc., un organisme communautaire voué à la préservation et à l’interprétation du site, est mis sur pied en 1992 et invite dès lors des archéologues de l’Université du Western Michigan à apporter leur aide afin de localiser le site. Des fouilles exploratoires réalisées en 1998 mènent à l’excavation et à la découverte de dépôts d’artéfacts intacts fournissant de précieuses informations sur l’architecture, la vie quotidienne et les relations sociales. Après plus d’un siècle de quasi indifférence, le site du fort Saint-Joseph est enfin retrouvé.
Archéologie communautaire sur ce site patrimonial : éducation et sensibilisation
Dès ses débuts, le Fort St. Joseph Archaeological Project se présente comme une entreprise communautaire. Des bénévoles locaux nettoient les instruments, apportent leur aide lors des fouilles et fournissent des repas aux archéologues qui, en retour, partagent leurs connaissances sur les découvertes et sur la signification des vestiges de la période coloniale française. Lorsque les archéologues procèdent à l’annonce officielle de leur découverte en 1998 et ouvrent pour la première fois le chantier de fouilles au public en 2000, l’afflux de visiteurs témoigne d’un réel intérêt pour le passé, contribuant du même coup à démontrer comment l’archéologie peut être utile pour comprendre la vie quotidienne au XVIIIe siècle.
En raison du vif intérêt généré par l’archéologie dans la communauté, nous avons tenté d’ouvrir le dialogue afin de mieux servir les multiples besoins des organismes qui autorisent et soutiennent nos travaux et bénéficient de nos découvertes.
En 2007, le Conseil de ville de Niles a mis sur pied l’Archaeology Advisory Committee afin de renforcer le partenariat entre la ville et l’Université de Western Michigan. Ce comité rassemble des représentants de Niles, de l’université, du Musée du Fort Saint-Joseph et de la bibliothèque locale, ainsi que quelques conservateurs, enseignants, dirigeants locaux et autres groupes s’intéressant au projet. Reconnaissant l’apport des fouilles archéologiques dans le processus de mise en valeur patrimoniale de la ville, les membres du comité ont recommandé la poursuite de l’investigation et de la promotion du site, tout en donnant leur avis sur l’ensemble des aspects du programme. Ce partenariat contribue à assurer que l’éducation et l’implication communautaire demeurent des objectifs centraux pour le Fort St. Joseph Archaeological Project.
L’aspect le plus intéressant de cette interaction avec la communauté est certainement la mise en place de camps d’été archéologiques, au cours desquels nous enseignons l’art, le savoir et la science archéologiques à des adolescents et de jeunes adultes, à des professionnels en formation continue, ainsi qu’à toute personne désireuse d’acquérir ces connaissances. Plus de 150 participants ont suivi cette formation jusqu’à ce jour : après avoir expérimenté l’excitation d’une campagne de fouilles archéologiques, plusieurs d’entre eux sont même devenus d’ardents partisans du projet. Ils travaillent sous la supervision d’étudiants universitaires, ce qui est une façon extrêmement positive de créer des ponts entre l’enseignement et l’apprentissage.
Le point culminant de notre chantier est l’évènement « portes ouvertes » annuel. Amorcé en 2000, cette activité a été bonifiée en 2006 afin d’attirer un nombre croissant de visiteurs et d’offrir au public une gamme d’expériences sensorielles plus complète. Cette fin de semaine placée sous le signe de l’interactivité représente une opportunité pour des gens de tous horizons et de tous âges d’assister en direct à de véritables fouilles archéologiques, d’interagir avec des étudiants en archéologie, de découvrir les artéfacts récemment exhumés et d’en apprendre davantage sur cette discipline scientifique et sur la vie coloniale au XVIIIe siècle. Enfin, elle leur permet de découvrir la musique, la nourriture et certains savoir-faire de l’époque par le biais de professionnels de la reconstitution historique. Depuis 2006, plus de 10 000 personnes ont pris part à cet évènement public. Parmi les thèmes récemment abordés, notons « Les jésuites en Nouvelle-France » (2009), « Femmes de la Nouvelle-France » (2010) et « Le commerce des fourrures » (2011). L’été 2012 était consacré au thème de la milice.
Les animations historiques inclues dans la programmation font notamment intervenir des professionnels de la reconstitution historique incarnant ces hommes, femmes et enfants français, britanniques et autochtones qui ont été au cœur de communauté de commerçants de fourrures, aux confins de l’empire français. Ces comédiens accordent beaucoup d’importance à l’exactitude historique, tant de leurs vêtements et accessoires que des biens qu’ils utilisent, afin de montrer au grand public à quoi pouvait ressembler la vie quotidienne au fort. Des activités éducatives ont été mises en place pour les enfants : non seulement ont-ils l’occasion de prendre part à des « mini fouilles », mais ils peuvent aussi « troquer » des perles de verre avec des archéologues et des comédiens afin d’obtenir des réponses à leurs questions.
Un musée extérieur présente les artéfacts trouvés lors des excavations, l’importance de ces trouvailles et le processus qui a mené à la découverte du site. Des panneaux d’interprétation racontent aussi l’histoire du fort. Tout ceci prépare le public à découvrir les fouilles en cours et à interagir avec les étudiants en archéologie… qui peuvent à peine reprendre haleine face à ces centaines de visiteurs fascinés! Le public peut littéralement toucher le passé, tandis que les artéfacts sont minutieusement exhumés, mesurés, enregistrés, analysés et interprétés. Assister aux fouilles permet aux gens de la communauté d’avoir une perception très claire de la localisation du fort et des différents bâtiments sur le site : de cette manière, le fort cesse pour eux d’être un vague toponyme et devient un lieu réel, où des gens ont vécu, travaillé et se sont divertis. Il en résulte que les visiteurs ressortent de cette expérience avec un fort sentiment de fierté pour leur patrimoine local et de meilleures connaissances sur la présence française dans la région. La venue de milliers de visiteurs par année démontre hors de tout doute qu’il existe une grande curiosité à l’égard de l’histoire et de l’archéologie au fort Saint-Joseph, jointe à une volonté de se réapproprier cet héritage français.
L’empreinte française dans les Pays d’en Haut
Depuis 2002, les fouilles ont permis de mettre au jour cinq foyers de pierre, révélant la présence d’autant d’habitations sur les rives de la rivière Saint-Joseph. La découverte d’innombrables clous artisanaux, de bousillage (un mélange de glaise et de paille utilisé pour combler les interstices), de pierrotage (un mélange de pierres et de mortier) et de ferronnerie (dont des pentures) montre qu’il s’agit indubitablement de techniques de construction d’origine européenne. De nombreux artéfacts associés à ces vestiges ont été retrouvés : ceux-ci, de même que l’emplacement où on les a découverts, fournissent de précieuses informations sur les aires d’activité du site, notamment en ce qui a trait aux activités de fabrication et au commerce. Ainsi, une variété impressionnante de divers types d’artéfacts est représentée, reflétant les fonctions à la fois religieuses, militaires et commerciales de ce site : crucifix, médailles pieuses, boutons d’uniformes militaires, fragments de fusils, objets domestiques (récipients de verre et de céramique), ornements personnels (boutons de manchettes, bagues), perles de verre, sceaux utilisés pour identifier les ballots de tissu et épingles servant à attacher les ballots de pelleteries. L’une des aires du site a livré une concentration de plus de cent pièces de fusils que l’on a identifiée comme une trousse de réparation d’armurier. Les archives indiquent que les Français réparaient volontiers les armes des Amérindiens.
À proximité de l’un des foyers se trouvaient d’innombrables perles de verre, plusieurs épingles ainsi qu’une alène, ce qui permet d’imaginer que les habitants travaillaient le cuir et brodaient à la lueur et à la chaleur du feu. On sait aussi que l’on fabriquait des balles de mousquet et de fusil, comme le prouvent les débris de plomb fondu découverts dans d’autres secteurs du site. Une grande quantité de résidus d’alliage de cuivre a vraisemblablement été produite en coupant du métal pour confectionner des pièces et des rivets destinés à réparer des chaudrons percés et des clochettes – de petits ornements de forme conique utilisés pour décorer les vêtements et les sacs de cuir. Des ossements, tant intacts que brûlés, ont aussi été découverts, indiquant les lieux où l’on cuisinait et ceux où l’on disposait des restants d’animaux. Certains artéfacts de style autochtone, comme des pipes de pierre, des outils d’os, des jouets taillés dans la corne ainsi que des projectiles de pierre et de métal ont également été exhumés au fort, ce qui confirme l’origine multiethnique de ses occupants.
Des vestiges liés à l’alimentation, soit d’impressionnantes quantités d’ossements d’animaux très bien préservés (cerf, castor, raton laveur, ours et dindon) ont en outre été mis au jour, ainsi que, dans une moindre mesure, des restes d’animaux domestiques (porc, bœuf, cheval et poulet). Le maïs domine l’ensemble des vestiges d’origine végétale, bien que la flottation n’ait pas encore été menée sur tous les échantillons. La flottation est une technique qui consiste à immerger le sol d’un site archéologique afin de récolter le matériel organique qui flotte à la surface. Presque tout le maïs trouvé dans les fouilles est associé à ce qu’on appelle en anglais un smudge pit, soit un amoncellement de matière organique (ici, des épis carbonisés) dont la suie était utilisée pour maculer le cuir.
L’un des objectifs de l’entreprise archéologique au fort Saint-Joseph est d’obtenir une meilleure connaissance de la composition démographique du fort et de l’identité de ses occupants. Les listes des commandants et des soldats révèlent non seulement la présence de militaires au fort, mais aussi la présence d’interprètes facilitant les échanges avec les autochtones. Au début de la décennie 1720, la garnison comprenait dix soldats et huit officiers. Trente ans plus tard, le fort abritait environ vingt familles : les registres attestent la présence de femmes françaises et amérindiennes, quelques-unes de ces dernières étant mariées à des hommes français, d’autres étant des esclaves ou des servantes. On dénombre aussi un maître charpentier et un forgeron qui savait réparer les fusils.
En somme, l’archéologie a commencé à révéler les activités et, par extrapolation, l’identité de quelques occupants du fort Saint-Joseph. La présence de certains artéfacts et de certaines pratiques, comme des pipes de pierre, des jetons taillés dans la corne, des restes d’animaux sauvages et des smudge pits, suggère que les Amérindiens avaient véritablement été intégrés à la vie quotidienne du fort et que les Français avaient commencé à adopter des pratiques autochtones, construisant ainsi une nouvelle identité culturelle aux marges de l’empire.
L’avenir du passé à Fort Saint-Joseph
Le processus d’investigation et d’interprétation de l’histoire au fort Saint-Joseph est en bouillonnement constant, nourri par l’afflux de nouveaux étudiants, professeurs, volontaires et membres de divers comités. En 2008, la ville de Niles et l’Université du Western Michigan ont signé une entente de collaboration de dix ans afin d’assurer la pérennité des recherches sur le site. Une série de conférences historiques a été instiguée en 2009 afin d’offrir des communications professionnelles sur divers sujets susceptibles d’intéresser le grand public. Le texte des panneaux d’informations affichés lors de nos évènements portes ouvertes ont été mis en ligne sur le site web (http://www.wmich.edu/fortstjoseph/) et trois documentaires ont été produits, gravés sur DVD et distribués dans les écoles des environs, aux professeurs et au grand public. Ces vidéos présentent l’organisation des recherches, les expériences d’apprentissage des étudiants et la réponse des participants aux activités publiques de sensibilisation. En 2011, nous avons amorcé la publication de la Fort St. Joseph Archaeological Project Booklet Series, une collection destinée au grand public et distribuée gratuitement. Le premier numéro, parrainé par le Michigan Humanities Council (MHC), est consacré aux femmes en Nouvelle-France. Le second (2012), également financé par le MHC, met en lumière le rôle de la traite des fourrures dans les contextes interculturels en Nouvelle-France et ailleurs en Amérique du Nord.
Les documents historiques et les vestiges archéologiques indiquent que le fort Saint-Joseph était une communauté multiethnique, au sein de laquelle les Français et les Amérindiens étaient interdépendants et partageaient librement de l’information et des idées, contractaient des mariages et créaient des alliances, sur la frontière ouest des Grands Lacs. En redécouvrant ce patrimoine, les citoyens de Niles prennent conscience qu’il est possible de vivre dans une société culturellement diversifiée inspirée des leçons apprises par leurs prédécesseurs français.
Michael S. Nassaney
Professeur d’anthropologie
Université du
Western Michigan
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